icaro, è l’ora
En treize
chants, Icare crie dans un ciel de
craie narre l’aventure d’un moi icarien. Un moi confronté à une
expérience aux rebondissements multiples. Au gré des fantaisies d’une
imagination fertile et de ses inventions, le poète Martin Rueff revisite le mythe d’Icare, héros de l'Antiquité, son
double, et le rend à la dimension existentielle qu'il a pour lui. Poème de
l'espace et des abysses, épopée de la chute (katabase, retour vers
« l’éternel premier cri »), Icare crie dans un ciel de craie
est aussi le poème d'une métamorphose. Une mue lente et difficile qui
s’accomplit en deux temps. Avant l’impact ― la chute dans les airs ―,
après l’impact ― la chute dans la mer.
Icare crie dans un ciel de craie. Parfait ennéasyllabe, le titre
contient déjà toute la poésie enclose dans la combinaison des mots et des
syllabes et évoque à lui seul les deux préoccupations majeures du poète
icarien. Le travail sur les mots, agencements, échos et anagramme,
Icare/crie/craie, et une réinterprétation personnelle de l'histoire d’Icare.
In der Luft
Chant d’ouverture d' Icare crie dans un ciel de craie, le chant premier du poème jette ses « mots isolés » sur les traces laissées par les mots du poète allemand Paul Celan. In der Luft, da bleibt deine Wurzel, da, in der Luft. « En l'air, là reste ta racine, là, en l'air » 1.
C'est là, en l'air, dans le « ciel de craie » auquel il aspire,
qu’Icare s'inscrit. Au-dessus de la ville et de son espace tendu de
tours. Un espace conquis par la force du cri lancé au-dessus des dalles
qui le tenaient prisonnier. Dalle/Dédale, première « astuce » d'Icare.
Celle de la « dalle levée », première expansion vers le ciel dès le
début du chant I. Enfin libéré de son préfixe privatif « dé », le fils
de Dédale lance son cri dans l’espace céleste, espace ouvert dans
lequel il cherche à s'enraciner. Loin du père. Un espace d'au-delà des
tours qui enchaînent et enferment ― racine, fils ? Ancre, couloir,
poitrine. Ciel où s’abolissent les contraires ― tour de silence/tour de
cri (tour d'écrou ?). Un espace construit sur les répétitions de
consonnes, celles-là mêmes qui sont incluses dans le titre. Le cri
roule ses allitérations en « r », traverse l'espace par circularités,
« de la gorge du ciel dans la gorge du ciel ». Le chant se clôt sur la
douleur hurlante d’Icare, cri de révolte peut-être qui cible le ciel,
criblant l’espace de crissements aigus.
Beaucoup plus long, le chant II situe
l’aventure icarienne de Martin Rueff du côté d’Hyperboréa, espace
glacé, confins de terres à explorer où soufflent les vents du Nord.
L’envol d’Icare vient d’avoir lieu ― Ça y est/C’est fait. Le
fils de Dédale s’est détaché du monde ancien qui était le sien
jusqu’alors. Icare parcourt un monde nouveau, vitesse V et modernité,
haute voltige de la technologie, altimètres et fuselages du corps
magnifié par l’élan sportif. Hommage au passage à Guillaume Apollinaire
et à « Zone », le long poème préliminaire d’Alcools. Nouveau
Christ ascensionnel, tour à tour skieur de tremplin, cycliste en lycra,
danseur étoile, amateur de trampoline, trapéziste, plongeur d’Acapulco,
spécialiste du saut de l’ange et de la mort, parachutiste, Icare polymétis
s’élance, glisse, dévisse, pique, attentif aux stratégies de son
corps-fusée, pistes de lancement. Les phrases brèves, sans déterminants
ni ponctuation, visent l’efficacité, la vélocité et répondent à la soif
jubilatoire de la modernité. Une modernité qui renvoie Dédale, le père,
et son enseignement, son savoir, ses transmissions, son goût de la
technique et du vent dans des parenthèses qui ponctuent les différentes
séquences du chant : (De son père il retient le respect des
instructeurs/des ingénieurs/des inventeurs). À moins qu’il ne faille
considérer ces parenthèses comme autant de reviviscences mémorielles.
De son père, Icare a gardé « le goût les blagues sottes », celui des
jeux de mots faciles ― « Globules de savon » ―, peut-être aussi celui
des apocopes ― « mes hallus mignonnes » ―, des néologismes ou des
citations, de la trouvaille ― « Effort suprême et pronominal » ― que le
héros décline sous forme d’injonction répétitive, doucement persuasive :
Se laisser aller
Se laisser porter
Facile à dire
Se laisser aller
Se dérober
S’absenter
Tous ces efforts
ne vont pas sans douleur ni souffrance, ni « goût de sang dans la
bouche ». Plaisirs et dangers de l’enfance et de l’adolescence se
terminent par la chute finale d’Icare et l’interrogation inquiète de Dédale:
Icare, dixit, ubi es ? Qua te regione
requiram ? (Icare, dit-il, où es-tu ? En quel lieu me faut-il te chercher
?)
Au questionnement du père, tel que rapporté par Ovide2,
répond l’Icare de Bruegel l’Ancien :
« Dans un
angle du tableau
Oui, là, en bas à droite
La jambe dans une gerbe d’eau
C’est bien moi sur l’image
Ô « comme tout se détourne »
― oui, comme tout se détourne
C’était moi. »
Plus près de nous, encore, cette évocation « vague » d’Icare dans les vers de William Carlos Williams (Paterson) :
« A splash quite unnoticed
This was
Icarus Drowning »
Disparition.
Trouver son verbe
À la longue séquence du chant deux, succèdent, du chant III au chant VIII, des
poèmes brefs. Après les éclats sportifs et les performances d’artiste, Icare
« secoué par la nappe du ciel » tente l’effacement. « Je m’efface »
; « j’essuie » ; « j’éponge ». Faufiler―se faufiler
« dans la chair délitée de la tapisserie », afin qu’advienne ce qui
doit se produire. Trouver enfin son verbe, tel est le désir exprimé au chant
III.
« Régi par
l’éclair » du chant III, le verbe se faufile, dérive « dans les
rafales rugies du ciel » du chant IV, puis se faufile encore de
« rafales mugies » en « accalmies courtes ». Au chant V
s’affrontent les contraires, l’un par l’autre abolis simultanément :
« je suis et je ne suis pas cet été qui finit et ne finit pas ».
Avec le chant VI se noue et se dénoue la relation au père. Aux souvenirs
tendres et familiers ― « Mon père m’appelait le petit jour » ―
succèdent projets, ambitions et désirs. Qui se construisent avec le père et
contre lui, sans lui, dans le silence de la mémoire. Le futur chasse le passé.
L’affirmation du moi s’écrit dans la « cicatrice ancienne » :
« j’étais le fils tranchant/je serai le fils déchirant ».
Petite suite après impact
L’impact avec la mer se fait au chant VII. Rapide, bref, incisif, essentiel. Un
baiser. Tout à la fois profond et ludique. Icare accueille la solitude des
abysses. Mallarméenne solitude. « Solitude, récif, étoile ».
Modernité.
À partir du chant VIII, les poèmes sont annoncés par des titres. Intitulé le
« Morceau fantôme », le chant VIII est un sonnet irrégulier. La
tradition se fraye un passage à travers ce poème clos sur lui-même divaguant
sur la vague, pareil à un vaisseau (une « urne ») porteur d’une voix
inconnue, « Ta voix de cri de cœur ». Celle qui susurre « Sans
toi, je ne suis rien/Sans toi, je ne suis rien ».
Après « l’impact sourd » avec la mer suit un silence ou un temps
d’arrêt, marqué par les points de suspension qui précèdent le titre du chant
IX… « dans la vague creuse ». Finisterre. Dans le long poème
de la vague creuse, Icare, sens en éveil, évoque sa plongée-délire dans les
profondeurs. Délesté de son père, Icare « décroché » récupère ses
« dé ». Qui roulent d’un mot à l’autre de l’énumération, par
contamination de sens et de sons :
« décroché
désamarré
déchu
délapsé
délavé
dévissé
dépoulpé
désenfanté
Icare désastré
Icare
décrié
enfin
Icare
dégringolé donc
dévalé dans l’averse
vers les parvis agités
des traînes frissonnantes… »
La mer ― coups de poing dans la poitrine ― rythme le poème de ses onomatopées de locomotive ― tudum tudum tudum. Icare abandonné (lama sabakhtani ?)―« mère pourquoi m’as-tu abandonné ? »― « aux innombrables détours », « aux méandres duplices », « aux murs aveugles », «aux jambages multiples », crie désormais « dans le royaume des bulles », « dans le tube vitreux de sa téléportation sous-marine. » Et « la mer labyrinthe », « ciel d’en-dessous », de gloser le « sanglot d’Icare/d’Icare criant dans un ciel de craie ». Jusqu’à ce que, englouti, démantibulé, il ne reste du plongeur que borborygmes, transmis dans un inexprimable hoquet christique :
Hic Rhodus… Hic Saltus…
Hic.. Hic..
Hic est corpus meus… Hic..
corpus
Hic…
us…
Hic…
Suit le chant X
qui déroule les longues strophes de Nage
nu/Souvenirs de maraudes aquatiques. Scaphandre lourd et malhabile,
« michelin des profondeurs », « cosmonaute pataud lourd/pas
lents », Icare nu explore les « combles poissonneux » de ses
« maraudes » anciennes. De derrière la loupe arrondie de son
« hublot ridicule », montent les bulles d’assonances en
« u ». Nu / tuba / lunettes / buée / muqueuses / surface /voluptés
/méduse / ondulations/ lotus / utriculaires /urinatores / ultralucides…
Et toujours, le refus des techniques du père s’accompagne d’expériences
nouvelles, nouvelles voies à explorer ― la voie du Tao, leçons des yogis
mangeurs d’aulx… exercices de bathygymnosophistique ―, nouveaux
jeux du langage ― célinien « agité du bocal » ―, petits
blocs de terminologies futuristes, mystérieuses : « l’onde
alea/mimicry/dont l’onde ilinx/nu dans la longueur/des ondes. Icare nu, pris
dans son propre cercle, évolue au « ralenti » :
« ralenti
Icare
nu
regardait
dans le nu
le nu d’Icare ».
La Babel subaquatique d’Icare ou « Quels sont ces vers exquis ? »
Dans le chant suivant, Icare XI,
également intitulé Papier bulle
(Ivresses d’heures profondes), la remontée de
« l’antiquaille » devient oppressante. Le chant s’ouvre en exergue
sur un extrait de Fin de partie, de Samuel Beckett. Pour Winnie, les
classiques ne sont plus qu’antiquailles qui aident à « tirer votre
journée ».
Icare, pauvre Job au fond du gouffre (Water, water, every where),
« ivre mort d'aquatisme » en proie à l’ivresse des profondeurs,
laisse affluer en lui le fatras des antiquailles. Les « dragées de
couleur » et « perles de poèmes » remontent comme des tessons
d'amphores désenfouies, surgissent sans ordre sous « l’effet de l’eau
mnémotechnique », héritage du père et de la tradition. Les vers de L’Énéide
se mêlent à la rasbaïe, les « fanfreluches antidotées » de Rabelais
côtoient les messages in the bubbles, le poète français du XVIe
siècle, Desportes, rejoint Ungaretti, dit Ungà, les adresses lyriques à Le
Masson, moine chartreux picard du XVIIe siècle, succèdent aux
comptines d’enfant. Le Dao De Jing de Lao-Tseu, Pline l'Ancien, Tibulle,
Horace, Dante, Shakespeare, Goethe, Coleridge, Tennyson, Leopardi, Swinburne,
Aloysius Bertrand, Baudelaire (« Élévation »), Edgar Allan Poe
(« The City in the Sea »), Rimbaud, Mallarmé, Artaud, Valéry, Desnos,
Ezra Pound, Saint-John Perse, Sylvia Plath (« Ariel »), Celan encore…
et bien d'autres dont Ferruccio Benzoni et David Gray, sont aussi convoqués.
Bosch et Chagall. Les citations anglaises, allemandes, grecques, latines,
françaises forment un damier aquatique babélien. Encore enrichi par les
néologismes, fantaisies de langage, mots rares et savants. L’ensemble,
recomposé au fil des vagues, donne un manteau d’arlequin hérité de longue date,
tissé du nom des néréïdes et troué ça et là (« peau de panthère et
chlamyde trouée ») d’onomatopées marines avec ponctuation en forme de
vaguelettes avec variations/tildes.
≈
…pof
pof
pof…
≈
ou
…pof
pof
pof
̃̃
Au final, il
reste « un vieux poème/composé d’enfances/et d’allégories bêtes/en
première communion ». Au final, « muet comme carpe / Icare récite en
sous-marin / son naufrage ».
Icare, rappelé à l’ordre, doit aller jusqu’au bout de sa chute : Icaro è l'ora !
« : c’est
l’heure Icare
: c’est l’heure
mon petit
c’est l’heure. »
Noli altum sapere sed time (devise de Robert Estienne)
La chute cruelle se poursuit au chant suivant. Icare XII. Ne coulant (En nage de sombrer). Emporté par les
courants, Icare dérive sur « un lit de corail ». Il remonte
l’alphabet, s’accroche aux hameçons des « consonnes indurées ». En
proie à ses rêves et à ses souvenirs, Icare « sommeille dans un
fourmillement des lettres ». Il « pleurniche entre les eaux » et
se prend à rêver de ses poèmes de jadis et de son amour :
Je me
souviens comme je t’appris à nager…
La mer était verte comme tu l’aimais
La mer était verte et calme
Tu avais enlevé ta robe…
Je chantonne des
bribes d'un vieil air : « La mer était verte, tu l'étais un peu... ».
Quelle leçon tirer du « souvenir d’enfance d’Icare » ? En finir avec
la jeunesse. En retenir la respiration.
L’Eden d’Icare
Dans le dernier chant, Icare XIII, noir
profond rouge/sombrée Icare, Martin Rueff évoque la fin d’Icare,
ce moment où la pensée se désagrège « dans la boîte noire
illisible ». Inspiré de Jack London, le premier mouvement du chant reprend
un paragraphe de Martin Eden. Martin Rueff prenant son élan sur les
phrases de Jack London, les complète pour en attribuer le sens à Icare :
« And at the instant he knew, he ceased
to know 3//Et au moment même où il sut, il
cessa de le savoir il mais qui maintenant qui sait quoi dès lors que hormis
quand ».
Icare « le foudroyé
le fou noyé le fou droyé » …
Le chant se
termine sur l’éloge de « la rose des mers », la
« nonpareille ». C’est là maintenant que loge Icare au
cœur d’une rose.
Une « rose
recueil » / « rose
relique » / « rose réversible » /qui
catalyse à elle seule dans l’intime du « bouton de rose entendu de
personne » tous les pouvoirs de transmutation de la création poétique. L'absente
de tout bouquet.
« Un
rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur ;
la rose de rien, de
personne. » 4
« que s'endorme la mer, que s'endorme son immense détresse »
Une
contribution d’Angèle Paoli (Terres de Femmes)
D.R. Texte angèlepaoli
NDLR : Le Prix
International de Poésie Francophone Yvan Goll 2008 a été décerné à Martin
Rueff, pour son recueil Icare crie dans
un ciel de craie. Editions Belin.
1 Paul Celan, « Et avec le livre de
Tarussa », in La Rose
de personne, José Corti, 2002, pp. 152-153. 2 Ovide, Métamorphoses, VIII, vers 223-235,
GF-Flammarion, 1966, page 210. Traduit par Joseph Chamonard.
3 Jack London, Martin Eden, chapitre XLVI.
4 Die Niemandsrose (Paul Celan, « Psaume », La Rose de personne,
id., page 39).