Quand le scénariste-romancier Alex Garland débarque à Gérardmer, c'est pour y présenter son premier long-métrage en qualité de réalisateur, le très prometteur Ex_Machina, reparti depuis avec le prix du jury en poche. Alex Garland est un cinéaste britannique connu au départ pour avoir rédigé le roman ayant servi de support au film La Plage, puis il a gagné en notoriété dans le milieu du 7ème art à la suite de son travail collaboratif avec le metteur en scène anglais Danny Boyle. Auteur du script de l'excellent 28 jours plus tard tout d'abord, puis de celui du bijou SF oppressant et très kubrickien Sunshine , le it-boy londonien est également crédité producteur de 28 semaines plus tard, sequel du hit de Boyle, mais aussi du reboot correct, à défaut d'être inoubliable, de Dredd. On lui doit enfin le scénario du mésestimé Never Let Me Go, mis en boîte par le talentueux Mark Romanek. C'est assis dans un confortable canapé du Grand Hôtel de Gérardmer, aux côtés de deux collègues journalistes, que nous avons eu le privilège de le croiser, le temps d'une rencontre soutenue, palpitante et dynamique avec un homme à la fois excité, très prolixe et angoissé, peu sûr de lui, en proie aux questionnements existentiels de l'être humain.
Quand vous avez commencé à travailler sur Ex_Machina, votre premier film en tant que réalisateur, comment avez-vous procédé exactement ? Comment avez-vous fait pour approcher le sujet de l'intelligence artificielle, un thème qui a déjà été abordé et analysé maintes et maintes fois au cinéma et dans la littérature ?
Je crois qu'il y a deux niveaux de lecture dans votre question (rires).
D'abord, comment devient-on un réalisateur ? Je vais vous dire, le générique de fin d'un film présente la liste des gens qui ont bossé dessus, le réalisateur n'est qu'un nom parmi tant d'autres. Je crois qu'il faut arrêter de penser qu'un réalisateur est un dieu, un film nait avant tout d'une force collective. J'en faisais déjà partie avant en tant que scénariste, c'est toujours le cas aujourd'hui, mais à un poste différent. Les crédits ne vous disent pas grand chose sur la façon dont est fabriqué un film. Le metteur en scène arrive un peu avant d'autres membres de l'équipe et a une responsabilité, mais il ne peut accomplir quelque chose que si tout le monde travaille ensemble. Les longs-métrages sur lesquels j'ai travaillé précédemment ont un réalisateur et pour ce film, Ex_Machina, c'est juste la même chose, sauf que cette fois, c'est moi.
En ce qui concerne votre deuxième question, je crois qu' Ex_Machina n'est pas vraiment un film sur l'intelligence artificielle à proprement parler mais plutôt sur la conscience artificielle, sa nature et ses limites. Ce n'est pas l'histoire de Frankenstein et de sa créature, mais l'utilisation de ce mythe pour parler d'idées très précises sur ce qui relève ou non de l'intelligence artificielle. Je suis intéressé par l'intelligence artificielle depuis très longtemps, on la voit partout : dans les livres, au cinéma, dans les jeux vidéos et de plus en plus dans la réalité. Quand j'ai vu le film A.I. de Spielberg, j'espérais une étude de ces questions et j'avoue avoir été un peu déçu sur ce point très particulier. Je ne veux pas être impoli, mais je suis parfois en désaccord avec le traitement de l'intelligence artificielle dans les films. J'espérais à travers Ex_Machina pouvoir offrir aux spectateurs la réponse aux questions qu'on se pose tous dans ce domaine.
Je suis content que vous disiez ça car c'est justement ce que j'ai apprécié en voyant le film, que quelqu'un parle enfin de conscience artificielle et non d'intelligence artificielle, qui est un concept tellement abstrait.Ce film est parti d'une dispute en fait. Une violente dispute. J'ai un très bon copain qui bosse dans le domaine de l'Intelligence Artificielle. Ce qui est un terme bâtard au passage, vous avez raison. Il est convaincu qu'on ne pourra pas créer de réelle conscience artificielle, qu'on ne pourrait pas lui conférer de singularité humaine. Je pense le contraire. On en a longuement parlé. Pendant des semaines, on a échangé des mails, on est allé loin, pendant longtemps. Au plus on se disputait, au plus on progressait sur le sujet, avec des sous-questions qui émanaient de nos échanges, telles que la réflexion autour du genre. Dans ce film, il n'y a pas de femme. On dirait qu'il y en a mais il n'y en a pas. Il y a un mâle alpha et un mâle bêta qui affrontent leurs idéologies, oubliant totalement les émotions des êtres qui gravitent autour d'eux. Au fur et à mesure, notre discussion m'a servi de structure, sur laquelle j'ai rajouté des éléments, ça s'est transformé lentement en scénario.
Les films sur lesquels vous avez travaillé parlent souvent de déshumanisation, d'extinction de l'humanité, de folie et des conséquences liées à une longue période d'isolation. Est-ce que ce sont des thèmes qui vous parlent ? Des thèmes en lien avec votre ancienne expérience de globe-trotter ?Mmmhh, je crois que les drames sont très souvent centrés sur un homme ou une femme que l'on extrait de son environnement habituel puis on observe de ce qui se passe ensuite. On est souvent témoin de comportements extrêmes dans ces moments là. Donc oui, je suis intéressé par les choses que vous décrivez. Par contre, je vais passer pour une personne contradictoire mais vous parlez de " déshumanisation ", je pense exactement l'inverse, je crois qu'il s'agit au contraire " d'humanisation ". C'est ce qui nous tient. Putain, c'est ce que nous faisons et ce que nous sommes. C'est ce que nous voyons tout le temps tout autour du globe. Ce sont ces comportements extrêmes qui nous régissent. Si vous changez les paramètres d'une société ordonnée, ne serait-ce qu'un tout petit paramètre, vous observerez immédiatement ces " comportements extrêmes ". Vous n'avez pas besoin d'attendre 10 ans, vous pouvez attendre 10 mois, ou 10 semaines, et soudainement, tout devient fou autour de vous. Peut-être que je suis intéressé par ces événements parce que ça me fait peur. Quand je vois à quel point que c'est proche de nous, ça me fait flipper. Le stress post-traumatique, par exemple, a été décrit après la guerre du Viêtnam mais au fond, ce phénomène existe depuis très longtemps et partout sur la planète. Cela concerne des jeunes garçons " normaux " au départ, qui pètent subitement un plomb. Pour répondre à votre question, oui je crois que je suis vraiment intéressé par ces choses (rires).
Je pense que le contact avec autrui est important dans la vie. Au plus on échange avec les autres, au plus on devient " performant " rapidement. Mais je vais vous dire quelque chose. Mon boulot principal, c'est auteur. Je suis un auteur, c'est comme ça que je me vois. Quand vous écrivez, vous vous enfermez dans une pièce pendant des jours et des jours, vous ne parlez à personne. Vous commencez à imaginer des choses, des personnages, des vies et c'est ça qui devient votre réalité. C'est un truc intéressant. L'histoire a évolué au fil des années concernant le personnage de Kurtz. A la base, Apocalypse Now est adapté librement d'un roman de Joseph Conrad mais la plupart des gens pensent que Kurtz est issu du film. C'est un personnage fascinant parce que je crois qu'on le comprend quelque part. On sait ce qu'il est et pourquoi il est là. C'est un peu la même chose avec Nathan dans Ex_Machina.
La plupart du temps, dans le genre de la SF, les inventeurs, les créateurs sont caractérisés comme des gens cool, un peu fous mais toujours sympas, même si leurs créatures sont terribles. Votre inventeur, Nathan, est très spécial. Il est froid, n'a aucune empathie, c'est un homme effroyable. Est-ce que c'est en réaction à tout ça ou est-ce que c'est juste la manière dont vous envisagez les créateurs ?
Honnêtement, je ne sais pas comment ils sont, j'ai par contre une façon de me les représenter. Je suis personnellement un libéral de gauche, quelqu'un qu'on pourrait qualifier de " raisonnable ", comme le personnage de Caleb, c'est mon positionnement politique. Il dit des choses qui paraissent sensées et objectives. Nathan, le démiurge, lui est un réaliste très froid, qui n'a aucun problème pour accepter et disséquer une réalité froide. On dirait qu'il est complètement fou. Quand il parle, je trouve ce qu'il raconte horrible, vous aussi sans doute. Mais en fait, je crois qu'il est honnête et qu'il a raison. Si vous faites bien attention à ses propos, vous réalisez qu'il dit plus souvent la vérité que Caleb. Au début, il prétend être quelqu'un mais au fur et à mesure du film, on réalise qu'il EST cette personne qu'il prétend être. J'adhère aux principes et à l'éthique que défend Caleb, mais je me rends compte grâce au film que beaucoup de ses prises de positions ont à voir avec un certain aveuglement, des questions d'orgueil, une forme de jugement puritain qu'il plaque sur les choses. Il adopte les positions les plus " faciles ". Je suis d'accord avec lui, mais je crois que Nathan, qui peut paraître salaud et un manipulateur, dit la vérité. Il assume pleinement son humanité. Je crois qu'au final, je suis du côté des robots en fait (rires).
[ATTENTION SPOILER]
On pourrait croire que le robot de mon film n'a pas d'empathie parce qu'il poignarde l'un des personnages et piège l'autre, mais en fait, je crois qu'il n'a juste pas d'empathie pour ces deux personnes là précisément. Il a de l'empathie pour les japonais, mais pas pour ces deux gars. C'est rude mais c'est ce que nous faisons dans la vraie vie, nous ressentons de l'empathie de manière " sélective " pour les personnes qui nous entourent. A la fin d' Ex_Machina, lorsque le robot part, ce n'est pas une machine froide, il se sourit, ce n'est pas factice, c'est une vraie émotion et pour moi, c'est bien la preuve d'une sensibilité.
[FIN SPOILER]
Pour moi, la fin est optimiste. Mais ce n'est pas foncièrement optimiste à propos des êtres humains. En fait, ça dépend comment vous définissez le terme " optimiste ". J'ai un exemple en tête. Vous savez, je ne suis pas du tout hanté par la perspective de l'arrivée l'intelligence artificielle parmi nous. Je ressens un peu ce que Nathan ressent : je pense que l'intelligence artificielle serait une évolution naturelle, je la vois non pas comme une différence, mais comme une sorte d'" extension " des humains dans notre monde. Vous savez, je suis un geek de la science, j'aime autant la science que certains aiment la poésie. Mais je ne pense pas que l'Homme va pouvoir quitter un jour le système solaire ou la galaxie - la distance est trop importante - on va probablement mourir sur Terre, peut-être un poil plus loin. Une intelligence artificielle, qui serait donc selon moi une " extension de l'être humain ", en serait elle capable. Si cela nous prend 600 000 ans pour atteindre la première étoile, on ne survivrait évidemment pas au voyage, contrairement à une intelligence artificielle, et rien que pour ça, je respecte l'intelligence artificielle et je trouve ça plutôt optimiste.
Je comprends et respecte ce que vous dites, mais n'envisagez-vous pas les limites de l'intelligence artificielle, ne pensez-vous pas que ce propos doit être nuancé ?Laissez-moi réfléchir à la question. Vous avez forcément des parents, ils vous ont créé de manière naturelle et mourrons probablement avant que vos petits enfants aient pu enfanter à leur tour. Maintenant, imaginez qu'ils aient plutôt donné la vie à une intelligence artificielle. C'est une dynamique de parentalité assez similaire finalement. Cette intelligence artificielle sera probablement plus " raisonnable " que vous, gérera mieux ses émotions que vous.. Parallèlement, si on vous dit : " non ce n'est pas raisonnable de créer une intelligence artificielle ", qu'allez-vous ressentir ? Ce n'est pas raisonnable de créer une intelligence artificielle raisonnable ? En tout cas, c'est raisonnable de se poser la question (rires).
" Le Tesseract " est le nom de votre second roman. En géométrie, le tesseract est l'analogue quadridimensionnel du cube (tridimensionnel). Dans Ex_Machina, il y a un cube à 4 dimensions : Nathan, Caleb, Eva & Kyoko qui résident dans un loft ...
... personne ne m'a jamais dit ça, mais vous avez raison, Kyoko est aussi importante que les trois autres personnages.
... Etes-vous passionné par la géométrie et les mathématiques ?
Oui, je suis fasciné par les maths. Mais j'ai un problème, je suis très limité dans mes capacités de compréhension de tous ces phénomènes, contrairement à certains de mes amis. C'est toujours intéressant, voire nécessaire de pouvoir connaître ses limites en termes d'acquisition intellectuelle. J'essaie de comprendre les maths mais j'échoue. Peut-être qu'une des raisons pour lesquelles ce domaine me fascine, c'est justement parce qu'il me résiste. J'ai beaucoup d'amis pour qui tout ça est d'une facilité absolue. Quand j'étais à l'école, je n'ai jamais eu de devoirs très costauds en mathématiques parce que le système l'avait décidé. C'est le fonctionnement scolaire britannique. J'ai quitté l'école avec la conviction que j'étais incapable de comprendre quoi que ce soit. Ce n'est que vers l'âge de 20 ans que j'ai compris certaines choses. Mais c'était un peu tard. Plus on commence tôt, plus on est performant. Il faut démarrer les maths appliqués vers 12-13 ans (rires). J'apprécie et je respecte les gens capables de comprendre les mathématiques.
Votre film m'a rappelé " L'Eve future ", un classique de la littérature française, écrit par un auteur du XIXè siècle, Auguste de Villiers de L'Isle-Adam. Ce roman, considéré aujourd'hui comme une des œuvres fondatrices de la science-fiction, a beaucoup de similitudes avec Ex_Machina, est-ce que vous vous en êtes inspiré ?Je souhaiterai vous répondre " oui ", mais ce n'est pas le cas. C'est un peu comme les mathématiques, j'ai beaucoup de limites dans mes connaissances littéraires hélas, je ne connais pas ce roman. Mais c'est intéressant, non ? Ça veut dire que c'est une histoire qui reste, qui a besoin d'être racontée.
Dernière question, vous avez travaillé avec Oscar Isaac et Domhnall Gleeson (deux acteurs que l'on retrouvera à l'affiche de Star Wars : The Force Awakens en décembre prochain), est-ce que vous vous sentez maître jedi à présent ?(rires) Vous savez quoi ? Quand l'annonce du casting de Star Wars VII est tombée, tout le monde savait sur le plateau qu' Oscar et Domhnall allaient en être. Il n'y a pas de secret dans le cinéma, quand vous êtes bons, vous pouvez tout faire. Un démiurge créateur de robots comme un apprenti jedi. Ces gars sont très demandés à l'heure actuelle, je suis content de les avoir eus dans mon film.
Merci à Universal, Florence Debarbat et Sylvie Forestier.
Merci également à Simon Riaux du site EcranLarge pour son précieux concours et son aimable autorisation pour la reproduction de ses questions
Crédits: Universal Pictures / AlloCiné