Depuis quelques temps, les lecteurs Babelio organisent chaque moi un défi d’écriture, ayant pour seule règle un thème, imposé par l’équipe. A l’issu de ce défi, un gagnant est choisi et remporte parfois un livre, en rapport avec le thème du mois.
Afin de récompenser les courageux qui se lancent régulièrement dans cette aventure, nous avons décidé de rassembler ici les textes gagnants, au fil des mois.
Un grand bravo aux participants toujours plus nombreux !
Texte de Bydie, vainqueur de l’édition du mois de mai 2015 :
Andrew était étendu sur le sol de sa cellule, endormi, il rêvait. Il rêvait de la musique, il voyait les notes et entendait les images, le temps s’était arrêté l’espace d’un instant, puis avait repris son cours à une vitesse folle, pour finalement ralentir considérablement sans raison. Il n’y avait personne dans ses moments oniriques, tout lui appartenait et il était seul maître à bord du navire qui le plongeait au plus profond des songes. Un nuage caressait le nez d’Andrew, et déclencha un éternuement qui repoussa le nuage et le fit exploser en une dizaine de morceau. Il attrapa un morceau, puis un autre, et encore un autre, puis les assembla et modela le tout en un grand oiseau, puis monta sur son dos, juste entre les ailes. Il allait maintenant au grès du vent, il sentit une émotion prendre de la place dans son cœur et son être, un sentiment heureux, un sentiment bon, Andrew se sentait…
Quand tout à coup il reçut une pierre derrière la tête, et se réveilla en sursaut sur le sol humide et sale de la prison de Kilmainham.
« Réveille-toi un peu, bougre d’idiot, criait un gardien assit sur un tabouret en face de ses barreaux, le privilège du repos est réservé à ceux qui travaillent. Tu as choisi de ne pas te fatiguer la journée, tu ne te reposeras pas pour autant.
— Dommage, je faisais un beau rêve, lui répondit Andrew.
— Oh vraiment ? Je suis navré princesse, mais je ne te laisserai pas échapper à ta condition par quelque moyen que ce soit.
— Je n’essaie pas d’y échapper, gardien.
— La plupart des prisonniers s’inventent des mondes ou des royaumes où ils sont de nouveaux libres. Tu ne te contrôles peut-être pas, mais c’est ce que tu étais en train de faire toi aussi.
— Parce que rêver me donne la sensation d’être libre ? Je ne voyais pas ça comme ça. »
Andrew se redressa et s’agenouilla sur la paille qui couvrait le sol de sa cellule, libérant son mollet de la chaîne attachée à sa cheville et qui s’y était enroulée, et regarda fixement le gardien. Ce dernier lui rendit son regard, et plissa les yeux. Au bout d’un long moment, Andrew reprit la parole.
« Tu penses que je ne suis pas libre ?, interrogea Andrew après avoir baissé les yeux sur ses pieds, occupé à enlever la paille qui s’était glissée entre ses orteils.
— Évidemment, bougre d’âne ! Sinon tu ne serais pas enfermé ici. Regarde par la fenêtre, ces quelques barreaux qui te privent de tout un monde extérieur, regarde les toits des maisons, regarde les drapeaux voler au vent, regarde les mouettes dompter les airs. Et toi, tu es dans cette pièce sale, étroite, sombre et froide. Incapable de bouger, de sortir quand tu le souhaites, de dormir et manger confortablement. Tu penses être libre ?, dit le gardien avec un léger rire.
— Effectivement, répondit Andrew, je me sens plus libre ici qu’autre part. »
Le gardien regardait Andrew fixement avec de grands yeux ébahis. Tout-à-coup il se leva d’un bond et envoya le tabouret au sol, en se précipitant vers les barreaux de la cellule du prisonnier. Il agrippa deux barres de ses mains, et reprit la conversation.
« Tu cherches à me provoquer, espèce de pourri, tu n’es plus rien ici. Tu ne peux rien faire, rien manger, rien boire, ni voir quelqu’un ou envoyer de lettre sans que je t’en donne l’autorisation, et tu appelles ça “être libre” ?
— Oh que oui, dit calmement Andrew, Je suis ici à l’apogée de ma liberté.
— Eh bien, j’attends, explique-moi pourquoi ?, répondit le gardien avec provocation.
— C’est moi qui ai choisi d’être ici. Je connaissais les conséquences de mes actes, au moment où j’ai appuyé sur la détente, je savais ce qu’il allait advenir de moi. Et pourtant je l’ai fait. J’ai ôté la vie de cette vieille femme, de sang froid, un sourire au coin des lèvres. Personne n’en a décidé autrement, je suis le seul à l’avoir choisi et à l’avoir fait. J’ai accompli ma liberté en m’amenant ici ! »
Le gardien avait lâché les barreaux. Il regardait Andrew du coin de l’œil désormais, la bouche légèrement entrouverte. Il se tourna, releva le tabouret allongé et se rassit dessus. Il ramassa une pierre sur le sol délabré de la prison, plus grosse que celle qu’il avait jetée sur le prisonnier pour le réveiller, et la lança sur Andrew. La pierre frappa sa tête de plein fouet, et du sang s’écoula de son arcade. Le gardien reprit son calme, soulagé de son action, puis s’exprima lentement.
« Tu n’es qu’un fou, une sale petite enflure et un criminel qui essaie de m’embobiner. Cesse de jouer les savants et les menteurs, ou je n’hésiterai pas à te jeter d’autres pierres !
— Mais je t’en prie l’ami, répondit Andrew en souriant et riant, continue et libère-moi ! »
Texte de Cathye, gagnante du mois d’avril 2015 :
Souvenir d’enfance
C’est l’histoire, banale
D’un enfant pas très riche,
Dans une famille sans chichi.
En ces temps si rudes,
Le travail pesait dur
Sur les épaules des pauv’ gens.
Et fallait pas être manchot
Pour bien élever ses marmots.
Car tout semblait possible,
Mais rien, hélas, n’était facile.
Les joies trop courtes,
Les journées très longues,
Les nuits trop brèves.
Et pour jouir des quat’ saisons,
Pousser à fond, le souffle court.
Mais ne pas penser,
Seulement avancer et recommencer.
Aussi, les fêtes et les cadeaux,
Ne hantaient pas les rêves,
Ni des petits ni des ados.
Alors, pour s’inventer,
Dans la rue, les gosses s’échappaient.
Et c’était pas coton,
Même si, pour s’amuser, tout était bon.
Et la vie battait son plein
Pour bien gagner son pain.
Aussi, vous pensez bien
Si Noël passait son chemin.
Mais si l’argent ne coulait pas à flot,
Ce jour-là, yavait quand même un gros lot.
Aussi, fébrile, il furetait, au pied du sapin
Pour y découvrir, enfin !!
Dans son papier froissé,
Une orange givrée.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là
Et vous allez comprendre pourquoi.
Le gamin, béat
Restait planté, coi.
Avec un sourire malin,
Il regardait sa grand-mère.
Car il savait bien, le gredin,
Que sa grande main, en arrière,
Cachait le plus beau des trésors.
Aussi, tel un ressort,
Impatient, le cœur battant,
Et la salive au coin des lèvres,
Il implorait de ses yeux brillants.
Alors, doucement, lentement, les doigts se relèvent.
Apparaît aussitôt, dans son papier décoré,
Et joliment enrubanné,
Un merveilleux petit bâtonnet.
Dur comme le cailloux.
Mais qu’importe, après tout.
Parce que, dans sa gorge,
Il sent déjà couler,
Le goût ambré,
Du bâton de sucre d’orge.
Texte de LARA-CONTEUSE, gagnante du mois de mars 2015 :
Et vous, où m’emmenez-vous ?
18 mars 1904 – Le Prince du Nil est un grand bateau blanc qui doit beaucoup de sa grâce à ses roues à aubes. Tout y est raffinement. Splendide travail de marqueterie mélangeant les essences de bois rares pour s’élancer en motifs floraux le long des parois de notre suite. Vitres sablées dessinant de gracieuses arabesques pour les brise-vue qui cloisonnent les espaces que nous partageons : notre couchette moelleuse, la parfaite petite salle d’ablutions : ivoire, cristal et argent rutilant du nécessaire de toilette Tiffany, le minuscule salon d’acajou où nous nous tenons à présent.
Sur le guéridon, un plateau ouvragé déposé par ce gentil garçon à l’heure du thé. La porcelaine fine aux initiales entrelacées de notre bateau, une serviette de lin brodée du même monogramme et quelques miettes de sablé témoignent du moment parfait que nous venons de partager.
Et puis vous. Tranquille et rassurant, debout près de la porte. L’étoffe moelleuse de votre veste en cachemire un peu démodée, votre barbe douce et soignée, votre profil de médaille. Vous vous fondez dans le décor, en adéquation parfaite avec les lieux.
Je suis bien.
Le bruit lointain des roues à aubes, le léger mouvement imprimé par le Nil ajoutent à la magie du moment. Vous parlez peu. Demain nous atteindrons Louxor. Vous avez ce très léger accent britannique que, grâce à Dieu, tant d’années passées sur le continent n’ont pas réussi à effacer. Votre voix est feutrée. Aller sur le pont ? La douceur de la fin du jour ? Avec bonheur, mon ami, le temps de prendre une pèlerine, l’air risque d’être un peu frais là-haut. Oh, vous l’aviez préparée … Suis-je sotte ? Vous pensez à tout. Vous la posez sur mes épaules.
Vous me précédez dans le couloir. Vous marchez plus lentement que lorsque vous êtes seul et j’y vois une attention délicate à mon égard. Des gestes à peine ébauchés m’avertissent de chaque embuche : les lattes d’ébène fixant les tapis moelleux qui courent d’un bout à l’autre des couloirs de ce paradis flottant, la première marche du grand escalier, sous le somptueux lustre de Baccarat. Vous n’êtes qu’attention. Je vous souris, reconnaissante.
La lumière est douce à cette heure du jour. Appuyés au bastingage nous laissons nos regards se perdre dans les remous du fleuve. Le crêpe de Chine de ma robe frôle mes chevilles et dévoile les petits boutons de ma bottine, au gré de la brise. Au loin, sur la berge, les indigènes s’activent vers leur logis. Est-ce une bougainvillée, dites-moi, cette tache incandescente en haut de la ruelle ? Le long de la rive au milieu des joncs, des enfants s’éclaboussent en riant aux éclats. Les oiseaux rapides volent au ras de l’eau à la recherche d’insectes. Chorégraphie magnifique.
A bord, la quiétude est parfaite. Votre main remet doucement sur mon épaule le tissu soyeux qui avait un peu glissé et je la retiens là, l’emprisonnant sous la mienne. Les mots sont inutiles. Je me laisse bercer, les paupières closes. En bas, le personnel s’affaire, le dîner sera délicieux.
Un mot dans le lointain. Un porte-voix annonce « Delta ». Je soupire « déjà ». J’aurais tant voulu goûter encore un peu à cette plénitude. Je murmure « Pardonnez-moi un instant mon ami, je vais me repoudrer».
***
19 mars 2015 – La nuit africaine tombe si rapidement. Pas le temps de dire ouf et nous roulons dans le noir sur une pseudo-route qui semble s’inventer au fur et à mesure de notre progression sous l’éclairage lunatique des phares de notre bagnole pétaradante. Ils s’éteignent quand ça leur chante et me plongent dans une incertitude totale à chaque épisode de blackout.
A Nairobi, suite à l’annulation du car, toute la file des africains qui patientait depuis des plombes a simplement repris ses paquets et est repartie sans montrer le moindre étonnement, la moindre impatience. Le gars qui nous avait vendu les tickets a indiqué vaguement que le car passerait peut-être demain ou alors après-demain, ou bien… Ici c’est monnaie courante. Je me suis retrouvée seule avec Angela : deux Européennes restées comme deux ronds de flan, qui ont demandé le remboursement de leurs places.
C’est elle qui a négocié le prix du voyage avec un type qui attendait Dieu sait quoi, assis au bord de la route à côté de ce « taxi » improvisé. Son tacot serait envoyé à la casse sans l’ombre d’une hésitation en Europe, mais il nous l’a montré avec l’orgueil d’un propriétaire de Rolls et l’heure n’était visiblement pas aux questions embarrassantes sur l’état des freins ou autre futilité.
Angela m’a proposé en me tutoyant illico de faire fifty-fifty et n’a pratiquement pas attendu ma réponse pour déclarer « go » et s’engouffrer dans le tape-cul en question. Elle a jeté son sac-à-dos sans ménagement entre elle et moi sur la banquette arrière puis a pris un chewing-gum dans la poche de son jeans crado, s’est vissé un écouteur dans l’oreille et a commencé à secouer sa tignasse en cadence. Elle ne s’appelle sûrement pas Angela, mais la boule de tifs qu’elle se paye m’a fait penser à une cousine d’Angela Davis. Visiblement la musique est bonne et à chaque tressautement de sa tête, ses boucles s’animent vivement comme autant de petits ressorts. Elle est marrante mais crie trop fort quand elle me parle en mâchonnant, parce que le volume de sa musique lui a fait perdre toute notion de décibels.
En théorie, si nous ne tombons pas en panne et si nous n’emboutissons pas un autre véhicule antédiluvien, aveugle et roulant en Braille, nous devrions être à la frontière tanzanienne vers minuit et à Arusha au lever du jour.
La « route » est une sorte de parcours d’obstacle et ce qui nous sert de bagnole joue le jeu avec toute la bravoure d’une vieille baroudeuse qui en a vu d’autres. A chaque choc encore plus prononcé que les autres ma vitre descend spontanément d’un demi-centimètre et je commence à cailler sec, moi qui redoutais la chaleur suffocante en embarquant dans l’avion ce matin. « Angela » – qui m’a dit entretemps s’appeler Sarah – me file un pull immense, extrait de son sac-à-dos drôlement mieux rempli que ma valise.
Elle me débite ses voyages, ses amours, ses galères sans reprendre son souffle, en pouffant de rire tous les quarts d’heure. Sa voix est un torrent joyeux, impatient de faire le grand saut à la prochaine cascade et d’éclabousser tout pour mettre de la vie à la puissance mille partout où il déboule. Elle connait Arusha sur le bout des doigts et me parle des 36 endroits (minimum) où nous irons parce que ça y est, elle m’a annexée. « Tu verras, on y fait des grillades superlatives » ou « la meilleure bouffe indienne de la planète », c’est à tomber. Mon voyage prend un tour inespéré et je bénis à jamais tous les autocaristes foireux du continent africain.
Nous avons passé la frontière kenyane et notre chauffeur fend la nuit de son improbable vaisseau-fantôme. Il soliloque sans trop se préoccuper de ses deux clientes à moitié endormies secouées comme des pruniers à chaque inégalité de la route, c’est-à-dire en continu.
Je sursaute : une voix féminine annonce « Delta ». Je dis à Sarah « S’cuse- moi, je dois y aller. Mais on s’appelle, promis, hein ? ».
***
20 mars 2015 – Mais qu’est-ce qui m’a fait accepter ? Je sens que je vais me taper l’été le plus pourri de ma vie à jouer les filles-au-pair avec ceux-là. Elle, la mère, guindée jusqu’à la pointe de ses mèches et de ses escarpins vernis, habillée pour un gala alors qu’on prend un long courrier avec ses mômes pour rejoindre aux antipodes l’expatrié de mari que je ne connais pas encore.
Les gosses, déjà difficiles et agités malgré les Nintendo dernière mouture censées les distraire. Ça promet.
Elle apostrophe ses mouflets toutes les trente secondes, d’une voix stridente pour être certaine que tout le monde en profite et moi, je me tape la honte. Mais bon, un voyage comme ça, ça ne se refuse pas. Quand même, se faire deux mois à Osaka tous frais payés, ça mérite un petit effort. Au pire, si c’est infernal, j’ai quand même négocié les weekends libres.
La gamine me regarde avec de grands yeux charmeurs et commence à babiller. Celle-là a plus envie que je lui raconte une histoire que d’en découdre virtuellement avec des monstres imaginaires. Comme je m’intéresse aux aventures de ses copines, je vois un petit doigt éteindre la Nintendo qui va rejoindre le reste du fatras hype dans son petit sac rose bonbon. Du coup, la voix de la mère devient presqu’inaudible. Elle est rigolote, cette petite. Elle joue à la grande qui raisonne sur tout en écarquillant les yeux pour ajouter de la crédibilité à ses histoires, mais dès que je l’écoute bien, elle file vers son monde imaginaire et brode à qui mieux mieux sur n’importe quel thème pourvu qu’il soit magique et rempli de princesses.
Son frangin l’interrompt. Lui aussi a son avis sur la question et quelques héros musclés à glisser dans l’histoire. Et nous voilà à refaire le monde en couleurs flashy quelque part en plein ciel, avec deux sièges plus loin que le mien, une maman fatiguée au visage adouci par les bras de Morphée. L’été à Osaka s’annonce joyeux et rafraichissant. Je me détends et anticipe mentalement les balades, les mises au lit avec histoires prolongées « s’te-plaît, encore une », les câlins et les grosses rigolades.
Est-ce la voix de l’hôtesse dans le micro qui annonce « Delta » ? Je murmure « Dormez bien les enfants, je reviens tout à l’heure ».
***
23 mars 2015 – Il est 7 heures et quart et il fait un peu froid. Je suis comme vous. Je suis crevée par mon boulot. Je passe ma vie à courir et j’ai des horaires de dingue. A longueur de trajet j’entends les gens ronchonner et je vois leurs visages fermés regarder dans le vague avec un air résigné. C’est gris, un métro, le matin. Ça sent mauvais. C’est beaucoup de temps perdu. Je sais. Je vis dans la même ville que vous.
A cette heure-ci, sur la ligne que j’emprunte, la rame est quasi vide quand j’embarque. Je n’ai que l’embarras du choix pour les places, mais comme je suis joueuse, je m’assieds toujours là où il n’y a encore aucun voisin, aucun vis-à-vis. Je veux laisser le sort décider de mon voyage du jour.
Un matin « d’ennui plus ennuyeux que les autres », j’ai inventé ce jeu de hasard où je gagne à tous les coups. La seule règle : qui que soit mon futur compagnon de voyage, ne jamais refuser l’aventure ! Je m’assieds et j’attends. Parfois un arrêt, parfois deux. Puis immanquablement quelqu’un vient s’asseoir en face de moi. Alors moi je ferme les yeux et pour le prix défiant toute concurrence de mon abonnement de la STIB (*), je m’embarque avec lui, elle ou eux pour un voyage imaginaire qui obligatoirement leur ressemble.
Depuis, les trois quarts d’heure du trajet quotidien qui me mettaient les nerfs en pelotes sont devenus beaucoup trop courts.
Imaginez le goût de trop peu que laisse l’itinéraire entre mon lieu de départ et l’arrêt Delta, quand j’en profite pour faire une croisière sur le Nil avec le monsieur anglais qui n’a dit que « Sorry » (mais avec une voix douce) en s’asseyant en face de moi. S’il a l’air un peu décalé dans notre siècle, qu’à cela ne tienne, en une fraction de seconde le bateau se fera « Belle Epoque » et il aura les manières surannées d’un gentleman d’un autre âge. Exit mes jeans – T-shirt – baskets, je suis en longue robe fluide en un clin d’œil.
C’est ainsi que la baroudeuse au sac-à-dos qui vit au rythme de ses écouteurs et mâchonne ses chewing-gum en secouant ses boucles m’a emmenée en Afrique et m’a éclaboussée de sa joie de vivre pour le restant de la journée.
La maman hypertendue et ses deux loustics, moi j’ai pris l’avion pour Osaka avec elle et les gosses se sont avérés craquants.
J’aurais pu vous raconter aussi mon périple avec cette dame marocaine. Elle m’a invitée « là-bas » pour son retour bisannuel au bled, m’a prêté des fringues pour ne pas que je meure de chaud, m’a emmenée au hammam, les bras lourds de bracelets, avec toutes les femmes de sa famille. Nous avons cuisiné, respiré des épices et ri comme jamais. Puis nous avons rêvé, des rêves de femmes, en buvant du thé brûlant en silence.
Une autre fois, j’ai ravalé ma trouille et engouffré sans broncher des kilos de poussière, des centaines de mouchettes et les 2448 miles de la route 66, solidement arrimée à la taille d’un authentique biker. Je me suis empli les yeux d’est en ouest de tous les paysages des States. J’ai fumé ses clopes et bu à sa gourde en m’en foutant partout. Il n’y avait rien de meilleur.
Quant à ce voyage à Barcelone avec un bel hidalgo à la chemise entrouverte, que dire ? Quand nous avons fugué pour un weekend torride (attribuez cela à la météo si vous voulez). Deux jours derrière les persiennes, sans même prendre le temps d’arpenter une seule fois les Ramblas. Ce voyage-là c’est un reste de décence qui m’empêche de vous le raconter.
Parfois la destination n’est pas lointaine : demain ce sera peut-être un gamin qui me montrera le terrain-vague où il s’envole littéralement sur son skateboard, des étoiles plein les yeux.
Ou alors une vieille dame qui me fera couper à travers champs pour aller chez le laitier comme elle le faisait il y a 70 ans. Oui, précisément là, où depuis lors le quartier a été impeccablement découpé en lotissements. Il n’est pas interdit de voyager dans le temps. A vrai dire rien n’est interdit.
Chaque matin, quand un nouveau vis-à-vis s’assied, je murmure pour moi-même « Et vous, où m’emmenez-vous ? »
(*) STIB – Société des transports intercommunaux de Bruxelles. Je suis Belge (… il est vrai), mais j’ai vérifié : le même abonnement existe auprès de la RATP à Paris, des TPG à Genève, de la STM à Montréal, liste non exhaustive. (Oui, même au coin de votre rue, dans votre village).
Mais là, une voix annonce « Delta » et c’est ici que je descends.