Témoignage de Claude Bourguignon, ingénieur agronome formé à l'Institut national agronomique Paris-Grignon (INA P-G) sur une grande catastrophe non annoncée !Les grands champs de l’agriculture intensive sont prêts à se transformer en déserts. Voilà l’alerte lancée par un ingénieur agronome depuis quarante ans. En vain ! Mais, lorsque cela se produira, comment l’humanité se nourrira-t-elle ?
Alerte sur l’état des sols
Chacun admet aujourd’hui que la crise économiquemondiale est « systémique », ce qui signifie que ses causes sont multiples et qu’elles interagissent fortement entre elles. Il semblerait malheureusement qu’il en aille de même pour la crise écologique. Au cœur des préoccupations actuelles, on s’inquiète beaucoup du réchauffement planétaire causé par les gaz à effet de serre, ainsi que des dérèglements climatiques et de la fonte des glaces qui en résultent. Mais cette « mode » est l’arbre qui cache la forêt car le danger ne vient pas exclusivement du CO2.Un grand nombre d’autres nuisances menacent en même temps l’avenir de notre planète, parmi lesquelles les pollutions diverses, l’épuisement des ressources ou la réduction de la biodiversité, qui doivent être très sérieusement pris en compte. Dans la confusion qui règne face à toutes ces menaces conjointes, une alarme des plus graves passe sans doute un peu inaperçue, celle que Claude Bourguignon, ingénieur agronome, lance depuis une quarantaine d’années à la communauté européenne concernant la dégradation accélérée de la richesse des sols en micro-organismes.La terre se meurtExposé de cette manière, ce péril semble peut-être assez anodin. Quelle importance pourraient bien avoir quelques bactéries en plus ou en moins dans la terre ? En réalité, ces « quelques bactéries » vivant dans le sol constituent 80% de la biomasse. Autrement dit, tout ce qui vit sur la planète dépend directement de la microflore et de la microfaune du sol. A notre échelle, donc, les implications de l’appauvrissement biologique des terrains cultivés sont tout bonnement monstrueuses puisque c’est de la pérennité de nos ressources alimentaires dont il s’agit.Selon Bourguignon, l’état désastreux des sols ne nous permet déjà plus de faire vraiment de la culture… pour autant, bien sûr, que ce que l’on appelle « culture » consiste toujours à faire pousser des plantes saines. Non, tout ce dont nous sommes actuellement capables, c’est d’essayer, par des moyens chimiques, « de maintenir en vie des plantes qui ne demandent qu’à mourir tellement elles sont malades ».Si la plupart des consommateurs croient que les traitements chimiques employés par l’agriculture conventionnelle servent à nourrir la plante et à éloigner les parasites, ils sont très loin de la vérité. Ce que nous apprend Bourguignon, c’est que, sans ces traitements, les légumes et céréales pourriraient à vitesse accélérée avant d’avoir été seulement récoltés. D’ailleurs, d’ores et déjà 40% des blés ne jouissent même plus de la cohérence cellulaire suffisante pour faire du pain, et sont distribués >aux cochons.Toutefois, même si la santé de l’humanité toute entière est menacée par cette dévitalisation extrême des aliments, le plus grave n’est pas là. Car, au cas où l’industrie agroalimentaire ne changerait pas radicalement de méthodes, dans cinq, dix ou vingt ans, lorsque les sols, totalement stérilisés et compactés, seront vraiment morts… eh bien il n’y aura tout simplement plus rien à manger ! Ni pour nous, ni pour nos animaux.Aujourd’hui déjà, nous dit Bourguignon, « un pays comme la Hollande, parce qu’il s’est incroyablement intensifié au niveau agricole, a perdu 75% de sa flore ». En attendant de subir le même sort, les autres pays, à cause de la compacité croissante de leurs sols, subissent de plus en plus d’inondations, alors même que nous traversons les années les plus sèches que nous ayons connues depuis trois mille ans.Bref, c’est tout cet ensemble de dégradations inquiétantes qui amène Claude Bourguignon à proposer une petite rectification de terminologie. « A présent il ne faut plus parler d’appauvrissement des sols », insiste-t-il, « mais carrément de mort des sols ».
Un parcours difficileFrère de l’actrice Anémone, Claude Bourguignon est né en 1951, « à une époque », se souvient-il, « où le lait avait encore le goût de lait ». Après avoir suivi une formation à l’Institut National Agronomique Paris-Grignon, il occupe une chaire d’agronomie à l’INRA. C’est dans le cadre de cette prestigieuse institution que, dans les années 80, il mettra au point une méthode de mesure de l’activité biologique des sols… et constatera qu’en Europe 90% de cette activité microbiologique avait été détruite.Ceci lui vaudra naturellement la plus franche réprobation de la part de ses pairs et sa définitive mise à l’écart. Accuser les techniques d’agriculture intensive, qui permettaient enfin de nourrir toute l’humanité, de mettre à mal quelques vers de terre et autres microbes faisait indéniablement preuve du plus extrême mauvais goût ! D’autant que l’INRA était précisément financée par les producteurs de fongicides et d’insecticides.Réduit au silence et à l’impuissance, il quitta l’INRA et, en compagnie d’une de ses consoeurs qui devint son épouse, il se mit à son propre compte et créa le « Laboratoire d’analyse microbiologique des sols », grâce auquel il propose aux agriculteurs des moyens, respectueux de l’environnement, pour restaurer et préserver leurs terres.Dans le même temps, le professeur Bourguignon devint conférencier et formateur, membre de la Société d’écologie, de la Société américaine de microbiologie, expert du sol auprès de la communauté européenne, et enseignant à la chaire de pédologie et de microbiologie du sol de Beaujeu. Ses nombreux travaux font, aujourd’hui encore, référence auprès des agriculteurs biologiques et biodynamiques qui, grâce à lui, ont pu développer des techniques alternatives extrêmement efficaces.
Une situation grave, mais pas désespérée« En Europe », constate le professeur Bourguignon, « le taux de matière organique du sol est passé de 4% à 1,4% en cinquante ans. Comme toute la vie en dépend, la flore et la faune s’écroulent. Les populations d’oiseaux, de reptiles et de batraciens ont, par exemple, chuté de 90% en un demi-siècle ».Comment en est-on arrivé là ? Tout d’abord à cause de labours trop profonds, répond-il. Mais aussi, bien entendu, à cause des engrais chimiques et des désherbants qui empoisonnent une bonne partie de la vie souterraine et prive l’autre de nourriture. Après cela, tout n’est plus qu’une question de réactions en chaîne : le lessivage chimique entraîne la perte du calcium et l’acidification des sols ; sans calcium, l’argile n’est plus retenue et s’en va avec les eaux de ruissellement ; et pour finir, il y a l’érosion. « En France, 60% des sols sont frappés d’érosion. Actuellement, nous perdons en moyenne quarante tonnes de sol par hectare et par an. A ce rythme, dans trois siècles, la France ce sera le Sahara ! ».Le pire, c’est que plus les sols se stérilisent, et plus il faut d’engrais chimiques pour arriver à en tirer quelque chose. Un « quelque chose » qui s’avère hélas d’une qualité de plus en plus infecte. Conséquence : « Le pain français est de si mauvaise qualité qu’il se dessèche à toute allure, et queQue faire, alors ? Sans hésiter, le professeur estime qu’il n’est pas encore trop tard et, qu’à condition de changer de type d’agriculture, en réinjectant de la matière organique, en replantant des haies ou encore en reboisant, on devrait pouvoir réhabiliter la plupart des terres violées et assassinées par les méthodes barbares de l’industrie.De toute manière, l’agriculture conventionnelle est actuellement peut-être plus malade que les plantes qu’elle essaie de faire pousser. En effet, non seulement les rendements stagnent et la qualité des produits ne cesse de diminuer, mais, en plus, le secteur ne survit que grâce aux subventions. Sans compter qu’à l’heure de la crise économique on va sans doute commencer à préférer une agriculture qui génère des emplois. Or, comment oublier que les faillites se multiplient dans le monde rural et que trente mille agriculteurs disparaissent chaque année ? Comment oublier, pour résumer la situation, qu’au cours de ces cinquante dernières années 92% des agriculteurs ont disparu à cause des méthodes intensives ?
Estimer et réhabiliterL’autre type d’agriculture, on s’en doute, ce serait l’agrobio. Mais telle quelle est aujourd’hui pratiquée, est-on en droit d’affirmer qu’elle représenterait une solution d’avenir ? Selon Bourguignon, s’il est vrai que les sols bio présentent une microbiologie beaucoup plus active que ceux travaillé en conventionnel, encore trop d’agriculteurs récemment convertis reproduisent certaines erreurs de l’ère industrielle, par exemple en épandant trop d’engrais ou en labourant trop profond.Bref, ils se contentent de remplacer le chimique par l’organique. Ce qui n’est évidemment pas suffisant ! Ce qu’il faut, c’est une approche à la fois scientifique et de bon sens. C’est pourquoi Bourguignon cherche avant tout à déterminer ce que tel ou tel sol est capable de produire en fonction de sa fertilité naturelle. « Tout le monde veut faire 100 quintaux à l’hectare en France. Cela ne tient pas debout. On ne roule pas à 240 km/h avec une 2 CV. C’est pareil avec les sols ».Pour évaluer la fertilité naturelle d’un sol, il prélève donc des échantillons à différentes profondeurs et emplacements jusqu’à la roche mère. « Pour moi », nous explique-t-il, « les différentes couches du sol c’est un peu comme des strates dans une forêt équatoriale avec ses différents niveaux écologiques et ses microbes variés : de multiples situations biologiques ».Il étudie alors le degré d’acidité, la capacité des charges captioniques, l’évolution et la qualité des argiles, compare « le travail accompli par la nature et celui de l’homme », et surtout apprécie comment l’activité biologique évolue dans la profondeur du sol. D’après son expérience, l’activité biologique des sols en bon équilibre baisse avec la profondeur jusqu’à environ 30 centimètres, pour ensuite rester parallèle à la roche mère. En revanche, les sols en voie de dégradation présentent un mauvais humus, de bonnes argiles au fond et de mauvaises argiles à la surface ; et enfin les sols morts ont une activité biologique qui n’est pas plus forte en surface que dans la partie minérale.Une fois établi ce bilan biologique, il conseille à l’agriculteur un amendement tripartite, consistant à améliorer le sol, puis à fertiliser les microbes et les plantes. Globalement, résume-t-il, le sol s’améliore à l’aide de compost, d’argiles et de calcium. Les bactéries se fertilisent avec le compost, les engrais verts, la rotation des cultures et les roches broyées. Quant aux plantes, elles seront tout simplement nourries avec ce que les précédentes ont consommées : « Vous prélevez 50 kg d’azote ? Vous restituez 50 kg d’azote ».