Ce génocide arménien fait l’objet d’une passionnante exposition, à l’hôtel de ville, à l’occasion du centième anniversaire des évènements. Elle présente un état de nos connaissances sur cet événement marquant de l’histoire du XXe siècle, illustrant les violences de masse commises contre les Arméniens, en 1915-16, par le régime Jeune-Turc. Cette exposition produite par la Ville de Paris, avec le prêt exceptionnel de 350 documents photos et de 150 pièces provenant du Musée-Institut du Génocide Arménien et de la bibliothèque Nubar à Paris, vise à présenter au grand public une synthèse des savoirs dont on dispose aujourd’hui sur ces violences et leurs conséquences.
Tout le monde, mis à part les Turcs, reconnaît que les Arméniens ont été victimes en 1915 du premier grand génocide de ce XXe siècle, et chacun sait que l’électorat arménien pèse encore d’une certain poids dans nos scrutins, à l’image du déplacement de Hollande à Erevan, en Arménie, en avril dernier. En France, la diaspora rassemble près de 500 000 personnes, dont notamment à Marseille. Le député Patrick Devedjian, le chanteur Charles Aznavour étaient du déplacement à Erevan, en avril dernier, par leurs origines arméniennes. Il est vrai, qu’est-ce qui explique la non-reconnaissance par la Turquie contemporaine, de ces évènements ayant fait près d’1,5 million de victimes, maintenant un siècle après les faits ? Ne touche-t-on pas là, au problème entretenu par la Turquie, avec ces minorités (kurdes, chrétiens, etc…), parmi d’autres problématiques ? La reconnaissance officielle du génocide est-elle une des conditions sina-qua non à l’entrée de la Turquie dans l’UE ?
Tout d’abord, il n’y a aucune notion quantitative, quand l’on parle de génocide, il convient de le préciser. L’historiographie est établie là-dessus, c’est un génocide. Il y a l’intention, la planification, avec une intention d’éliminer un peuple, qu’il s’agisse de cent personnes, de mille personnes, de dix mille personnes ou de cent mille, ou encore un million. Et ensuite, de faire en sorte que toute trace de cette civilisation disparaisse. Mais il y a aussi les transferts de population, et dès que vous cherchez à malmener des êtres humains, à massacrer en partie, une population, pour des critères religieux, ethniques, tel que l’a défini Raphaël Lenkind, à savoir un juif polonais, qui s’est appuyé sur trois exemples, le génocide arménien, les famines en Ukraine et la Shoah, en arrivant à la conclusion qu’il fallait le conceptualiser différemment. Outre le crime de masse, le génocide issu du grec, est un néologisme s’apparentant à la notion de crimes contre l’humanité, inventé en 1943, tentant de l’imposer sémantiquement en 1945, au procès de Nuremberg, mais qui a été reconnu comme tel, en 1948. Aujourd’hui, à part quelques universitaires américains, à peu près tous sont d’accord, mais il y a quinzaine d’années, ce n’était pas le cas. Un très grand spécialiste de l’empire ottoman, Bernard Loïs, établissant dans un entretien dans Le Monde, que le génocide, c’est le terme arménien. Il perdra un procès intenté. Un autre historien perdra un procès équivalent, durant la même période.
D’abord, un génocide est un crime imprescriptible, même commis, il y a cent ans, d’où la non-reconnaissance par la Turquie, impliquant aussi des questions de territoires, de géopolitique, mais aussi différents acteurs, à savoir la République d’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabath, mais aussi des revendications de propriétés « je veux récupérer ma maison, etc. » François Hollande a demandé aux Turcs, lors d’une cérémonie officielle où il était présent, en Arménie, à Erevan, d’avancer sur la voie de la reconnaissance. Cent ans après, seulement vingt-et-un dirigeants s’étaient rendus en Arménie. Au tournant du XXe siècle, les Arméniens sont principalement concentrés dans les six provinces orientales de l’Empire ottoman, leur territoire ancestral, ainsi qu’à Constantinople et dans les principales villes d’Anatolie. De 1908 à 1918, l’Empire a été dirigé par le Comité Union et Progrès. L’efficacité de son programme génocidaire a largement été déterminée par l’association de l’État-parti avec les notables locaux, les cadres religieux et les chefs tribaux. On a compté trente-deux à trente-trois camps de bouchers, le régime ayant mis sur place une organisation spéciale, des marches de l’Anatolie jusqu’au désert syrien, vers Alep. Il y a eu le volet « déportations », qui est la 1ère phase du génocide, qui dure à peu près six mois, d’avril-mai à octobre 1915, la seconde phase qui est l’extermination dans des camps, qui va durer de février à octobre 1916.
Cette organisation déplace des gens vers des camps, les bourreaux recevant les victimes, les parquant, et les massacrant, même si des massacres étaient commis sur place. Les hommes sont tués sur place, le plus souvent et les femmes et les enfants sont envoyés dans les camps, dans le désert. On meurt aussi de soif. La Turquie a pour un part reconnu les transferts de populations, mais il y a tout un travail d’historien, pour prouver qu’il y a une volonté d’extermination par balles, par l’épée, à l’arme blanche. Ensuite, c’est la persécution religieuse. Les survivants seront obligés de se convertir à l’Islam, pouvant parler d’ethnocide. Les Jeunes Turcs sont arrivés au pouvoir, avec des idées d’émancipation, puis ils sont entrés en guerre aux côtés des Allemands. Il y a eu un coup d’Etat, et les généraux génocidaires, puisqu’ils avaient perdu toute une partie de l’empire ottoman, leur seul espoir était de créer un autre empire s’étendant vers l’est, l’Anatolie, l’Asie mineure. Or, la perspective de la création d’un Etat arménien vers l’Anatolie bloquait cette tentative. D’autres minorités avaient été victimes d’autres rétorsions. Le problème de la Turquie aujourd’hui, c’est celui de ces minorités, comme le patriarche de Constantinople, qui est pourtant turc, et qui n’a aucun droit.
La plupart des observateurs avisés ont la même visée, il n’y a pas de fumée sans feu, tant que la Turquie n’aura pas reconnu le génocide arménien, l’Etat turc aura un problème avec la violence d’Etat, ce qui est valable pour d’autres Etats issus de l’empire ottoman. Un ministre turc a assisté récemment à une messe en hommage aux Arméniens, et Erdogan présenté ses condoléances, mais ce sont des mots en l’air. Car ensuite nous avons d’autres actes qui arrivent derrière et qui infirment ce qui a été dit. Mais l’on doit se placer sur le terrain de l’historiographie, il faut que la Turquie reconnaisse le génocide. La thèse négationniste turque prend pour prétexte des évènements, la trahison des Arméniens de Van, une ville au sud-est de l’empire ottoman. Mais en effet, les Arméniens se sont défendus à Van, de manière ponctuelle, car il y a eu des massacres dans la région. Dès 1915, les Turcs ont mis la main sur tous les biens des Arméniens. La revendication des Arméniens n’est pas économique, car tôt ou tard, il y aura nécessairement reconnaissance. Car c’est aussi territorial, ce peuple massacré, déporté, avait aussi son territoire, ce qui peut devenir revendication territoriale. Deuxièmement, les archives du cadastre sont fermées. L’Etat turc s’est aussi construit sur la négation de ce génocide. Il y a aussi le cas des Grecs, des juifs, d’autres minorités, ayant eu une série d’épurations ethniques en Anatolie, où il y avait de 30 à 40 % de non-musulmans, mais aujourd’hui, plus que 0,2 %.
Par exemple, Talat Pasha, qui est le grand responsable du génocide turc, dépêché dans l’est de l’Anatolie, à titre spécial, dispose d’un mausolée, d’une totale reconnaissance dans l’espace public, les autorités devant le remplacer, lui et d’autres personnalités, par des Justes Turcs, ayant secouru des Arméniens. On fait procéder à la reconnaissance du génocide, et ensuite passer à des réparations matérielles, territoriales. Mais il semble qu’étant donné, qu’en 1915, il n’y avait pas d’Etat arménien souverain, on ne sait si l’Arménie contemporaine peut réclamer des territoires en Turquie. La République d’Arménie date de 1918. Dans la Turquie d’aujourd’hui, on découvre aussi des Turcs qui apprennent qu’ils avaient des grands-parents arméniens. Cette société turque veut plus de démocratie, elle bouge, elle vit. Sur le plan politique, psychologique, les négociations d’adhésion à l’UE plus ou moins arrêtées pour d’autres raisons, n’avanceront pas. Il est sûr que l’on attendrait de la Turquie qu’elle reconnaisse ces minorités, ayant fait des pas en ce sens pour l’intégration en Europe. La mémoire du génocide titre vers le passé, elle enferme dans le passé. Mais la reconnaissance sera un avenir arménien, mais aussi se dissolvant dans un cadre plus large, pouvant se référer à une religion, à un alphabet, à des traditions.
Cette question se pose depuis pas mal de temps, nous sommes aussi en train de passer d’une logique de reconnaissance, à une logique de réparation. On change de modèle, on change de paradigme. S’il y a eu ce rapprochement turco-arménien et que ça a capoté, ces deux ou trois dernières années, avec Erdogan, c’est que la Turquie a pose des pré-conditions. Depuis cent ans, la Turquie pratique un pas de danse, un pas en avant, deux pas en arrière. Un des principaux problèmes turco-arménien, c’est la question de confiance, tout le problème entre victimes / bourreaux, dominant / dominés, traité de Sèvres / traité de Lausanne. Cette question arménienne qui est en train de rebondir, est liée à la mondialisation, à la place des sociétés civiles dans le monde, qui est beaucoup plus forte maintenant, qu’elle était, il y a vingt ans, et elles veulent participer au processus de décision. C’est tout l’effort de la société civile en Turquie. François Hollande a clairement déclaré, à Erevan, que le problème était aujourd’hui, pour les chrétiens d’Orient. Il y a un défi au monde entrer, avec l’EIIL / Daesh. Il y a un lien également, la plupart des experts vous diront que la Turquie joue à un double jeu, et ce pays mérite mieux, se demandant si la Turquie ne fait pas de Daesh, ce que le Pakistan a fait des Talibans, à savoir une force de pénétration stratégique, en laissant passer les jihadistes par sa frontière avec le Kurdistan syrien, comme nous l’avons vu à Kobané. Ce qui est une vraie question qui doit être posée à Ankara, et que les observateurs et la plupart des observateurs sont en train de se poser, d’où la déclaration du Pape.
Sur un plan purement historique, l’Allemagne a joué un rôle fondamental, tel l’a reconnu le ministre des affaires étrangères allemand à Erevan, étant l’allié de l’empire ottoman, à l’est, les Allemands étaient là, mais ont laissé le génocide se dérouler, en dépit des observateurs, car ils étaient en compétition avec les Anglais, en pénétration vers le Moyen-orient, et les Ottomans étaient le véhicule. Et ils ont même exfiltré en 1919, les hauts-responsables du génocide, à la chute du califat. Hitler a bien dit, au sujet de la solution finale, » qui se souvient encore du génocide arménien ». Et nous savons, que les militaires allemands présents là-bas, rentrés en Allemagne ensuite, ayant assisté aux massacres, ont souvent adhéré au Parti national-socialiste ensuite, et que les nazis se sont inspirés des méthodes du génocide arménien, dans sa planification. Et ils ont d’ailleurs rendu à Ankara, le corps de Talat Pacha, en 1940. En fait, si l’on arrive à faire au Proche-orient avec le génocide des Arméniens, ce que l’on a réussi à faire en Europe avec la shoah, c’est-à-dire d’extraire cette violence structurelle des Etats pour créer une zone d’Etats de droit, si l’on arrive à faire la même chose, des Balkans au Caucase, en passant par le Proche-orient, et nous en sommes loin, alors nous aurions quelque chose de nouveau. La Turquie a une place particulière dans cette affaire, car elle l’ancienne puissance tutélaire de tous ces Etats. La Turquie se sent peut-être également soutenue dans son positionnement, par la tiédeur de la position américaine. Obama ne s’est pas rendu à Erevan, en avril dernier, mais lorsqu’il a été candidat, il a parlé de génocide et maintenant n’en parle plus. A l’intérieur de la société américaine, il y un électorat arménien non négligeable, donc cela ne vient pas de la société civile, mais bien qu’entretenant des rapports ambigus avec la Turquie, avec Israël, c’est l’un des deux Etats sur lequel les Etats-Unis peuvent s’appuyer dans la région aujourd’hui.
Aujourd’hui, la société civile turque se rattrape, mais pas encore l’Etat.
J. D.