Donc, la technocratie est aux commandes. Je poursuis mon exercice de prospective. Comme le montre les
travaux de John Kenneth Galbraith tout semble parfaitement organisé : « affluent
society », appelle-t-il la société de son époque. Il n’y a que des esprits
chagrins qui peuvent se plaindre. La suite de notre histoire, c’est 70 ans de
rodéo. Non seulement la technocratie tient en selle, mais elle se métamorphose.
Elle change pour ne pas changer.
Grand oral de l'ENA
« Deadwood rodeo 1 » par Gary Chancey — [1]. Sous licence Domaine public via Wikimedia Commons.
Premier symptôme curieux : le « phénomène
bureaucratique » dont parle Michel Crozier et quelques autres théoriciens
d’après guerre. Une bureaucratie énorme, soviétique, se développe. Le modèle
technocratique, c’est le haut qui commande, et le bas qui exécute. C’est le
Taylorisme et « l’organisation machine » selon la formule de March et
Simon. Et ce à tous les niveaux : de l’OS au médecin, ils appliquent tous
des procédures. Le phénomène n’ira qu’en accélérant.
Puis 68. Révolte nihiliste. Pour mettre du piment dans son
ennui ? Conséquence inattendue. Les théories gauchistes qui veulent
libérer l’individu, suscitent un tel chaos dans l’enseignement, qu’elles
provoquent une réaction technocratique. Dorénavant les « bonnes
écoles » se méfient de la liberté et n’ont plus d’autre ambition que le
diplôme, l’assurance d’une place dans la technostructure. Elles fabriquent des
bourrins. C’est aussi, en réaction, le coup d’envoi néoconservateur. Les
possédants se sentent attaqués.
72. Les limites à la croissance. Notre modèle de
développement, par croissance matérielle, n’est pas soutenable. Il consomme
plus qu’il ne produit.
Puis il y a les crises des années 70. Les USA accusent la
bureaucratie. L’Etat doit s’alléger. L’Europe privatise ses services publics. Elle
découvre alors qu’elle a des monopoles. Zut. La grande entreprise doit devenir
entrepreneuriale, lit-on dans tous les journaux de management. Mais,
puisqu’elle est dirigée par des technocrates, elle se transforme
technocratiquement : reengineering (l’entreprise pilotée par ordinateur),
Lean (l’entreprise se vide de sa substance créative).
Années 80, la technocratie absorbe les thèses libérales. Le dirigeant,
l’énarque en premier, s’auto proclame « entrepreneur » et gagne
beaucoup d’argent. Il utilise « les mécanismes du marché » pour
mettre ses équipes et ses sous-traitants, à qui il donne de plus en plus de son
métier, « en concurrence parfaite ». Cela fait baisser leurs prix. Ce
qu’il appelle « créer de la valeur ». Et plus besoin de faire de
recherche, le marché crée l’innovation dit la théorie néolibérale. Mais, pour maintenir ces
conditions de « marché », il a besoin de toujours plus de
technocratie. Couches de management, juristes, acheteurs, contrôleurs de
gestion, qualiticiens, progiciels de gestion, consultants… La grande entreprise
n’est plus qu’un mécanisme de contrôle.
En 89, le mur de Berlin tombe. Bouffée d’air. Par le biais
des supply chains, la technocratie occidentale exploite la main d’œuvre à coût
nul et sans droits de l’homme de l’Est. En échange, elle transfère le
savoir-faire occidental.
2007, nouvelle crise. On espère la « destruction
créatrice ». Google va terrasser le mastodonte technocratique. Et même s’il
ne fait que l'abattre sans les remplacer, ce sera un bien. Car, après le feu,
il faudra bien que ça reparte de la racine. Mais, une nouvelle fois, la technocratie y voit un espoir : la
transformation numérique va la rendre, par miracle, créative, et réduire sa propre technostructure.
Où en est-elle aujourd’hui ? Elle est devenue une
oligarchie. De service public institué pour distribuer les fruits de la
croissance, elle fait donner à plein son pouvoir de nuisance monopolistique. Elle
vide la société de sa substance. D’où déflation.