Article de Grazia - Mars 2015
Une biographie et deux expositions célèbrent feu Alexander McQueen. Le couturier britannique, punk du textile et génie de la coupe, n'a jamais été aussi vivant.
C'est l'histoire d'un petit prolo anglais, ancien skinhead, une dent pétée et le baggy rivé aux hanches, qui dessine des robes de Cendrillon sur les murs de sa chambre d'enfant de banlieue trash et qui deviendra la rock star de la mode des années 90. C'est l'histoire de Lee McQueen, devenue Alexander car le nom résonnait de façon plus aristocratique, qui s'est perdu il y a cinq ans à l'âge de 40 ans : une mort dont la mode ne fera jamais vraiment le deuil. C'est ce que l'on perçoit à travers les différentes rétrospectives de son travail présentées ce mois-ci à la Tate Britain et au Victoria and Albert Museum de Londres, mais aussi à travers les lignes de sa biographie croisée avec celle de Galliano signée Dana Thomas. McQueen a fendu les airs et les catwalks, tel un demi-dieu à la gueule de "lad". Il a apporté plus qu'une révolution couture : il a touché le monde par sa fragilité. Il y a de quoi devenir obsédé par le "Rottweiler de la mode". Sa vision organique de l'humanité donne le vertige, tout comme la diversité de ses créations, de plumes, verre, cuir, latex, fer. Se plonger dans son art, c'est plonger dans ses failles, sa vision de la mode bercée par la violence des quartiers ouvriers de Londres et la pureté de la couture. C'est entrer dans une vision ultraconsciente, trop peut-être, de la femme et de la civilisation. "Chez McQueen, tout est recherche d'identité, et toutes ses collections sont autobiographiques. Il va dans les extrêmes pour mieux trouver des réponses. C'était un artiste", se souvient la créatrice Iris Van Herpen, qui a appris à ses côtés.
Rock star des années 90
Alexander McQueen a été nommé à la tête de Givenchy en 1996. Sa triste fin laisse planer une ombre sur une période pourtant bling : celle où la couture passait d'un artisanat de niche à une mode globalisée et internationale. Il fait partie de cette écurie de jeunes designers rock starts biberonnés par Bernard Arnault qui, à la fin des années 90, vont secouer les catwalks, les moeurs, et gagner une autre clientèle. Des artistes, plus que des designers, qui vont injecter leur folie dans des ateliers de vieilles dames, insulter Suzy Menkes, planter Anna Wintour. Associé malgré lui à Galliano, il sera l'un des deux "trash brits" qui a remis non seulement la mode londonienne sur la carte, mais le luxe sur les rails de l'humanité. Aucune limite, sauf de les pousser. Aucune règle sauf de les défaire. "McQueen ne croyait pas dans les règles. Il cherchait toujours une nouvelle façon de faire les choses", analyse Dana Thomas. McQueen a débuté comme apprenti tailleur à Savile Row : il utilisera ce génie de la coupe pour mieux faire fusionner les univers et réinventer la couture. "Il faut connaître les coes pour mieux les briser", dira-t-il un jour. Aucune matière, technique, ne sera assez déroutante pour exprimer le pouls battant de son royaume mental contrarié. Il demandera "toujours plus" à LVMH, orchestrant des performances telles que des jets de peinture de robot sur une robe. Hasard ? Les deux sauveurs d'une mode cryogénisée dans ses conventions viennent des entrailles douloureuses de l'humanité. Car avant de mettre Vogue et le New York Times d'accord, tout comme Galliano, Lee McQueen a grandi dans l'East End londonien, banlieue ultrapaupérisée. Martyrisé par ses pairs, incompris par son père, chauffeur de taxi homophobe et, si on veut parachever le portrait de la petite fille aux allumettes, abusé dans son jeune âge. Il n'y a rien qui laisse deviner que le jeune à l'accent "cockney" à couper à la serpe, qui travaille dans les pubs, ne se retrouve au sommet.
Anthropologue du chiffon
Pourtant, c'est d'une colère née dans les tripes douloureuses de sa classe sociale que McQueen puisera son génie. Q'uil nouera ce rapport primal au monde que l'on retrouve dès son premier défilé de diplôme à la Central Saint Martins, en 1994. Bien avant d'être appelé par Bernard Arnault, Alexader est ce garçon à coupe "iroquoise" qui coud ses cheveux, utilise son sang ou fait appel à la taxidermie, comme pour reconnecter la mode à sa propre chair. Avide de tout, il ira puiser dans la littérature ou le cinéma, orchestrant des orgies mêlant Sade, Pasolini ou Jack l'Eventreur. Ses défilés théâtraux (Nihilism, Dante, Highland Rape, etc.) explorent la civilisation dans ce qu'elle contient de plus obscur et sublime, faisant constamment flirter Eros et Thanatos sous des beats techno. Ses shows, sous son patronyme puis plus tard chez Givenchy, s'apparentent à des tableaux, invoquant le feu (Joan), l'exotisme (The Horn of Plenty) ou le futur de l'humanité (le magnifique Plato's Atlantis). Dans la subversion et en inspectant les bas-fonds, McQueen cherche à toucher au plus vrai de l'humanité. "Si la première exposition qui lui a été consacrée au MET en 2011 a été aussi populaire, c'est que McQueen racontait des histoires vraies, qui touchaient des gens sans aucune connaissance mode", selon son amie Aimee Mullins. L'Anglais se passionne aussi pour la nature : brutale et imprévisible, à son image. "Lee ne lisait pas la presse mode, mais National Geographic", se souvient une collègue. Un univers complexe, couplé à un caractère sanguin et sans concessions, qui fut difficile à digérer par le sérail mode. A ses débuts, on critique ses mauvaises manières : à Londres, d'abord, où ses défilés bercés de pornographie inquiètent une Angleterre à l'accent posh. Puis à Paris, où ses premiers modèles pour Givenchy seront cloués au pilori. On connaît la suite de l'histoire : le génie gagnera sur l'incompréhension. A partir de 1998, McQueen devient un créateur culte, qui habille Kate Winslet, Björk, Bowie et reçoit Grace Jones sur ses front rows. Il laissera derrière lui de multiples inventions, tel que le Bumster, le pantalon taille basse dévoilant le pubis. "Il reste un des derniers créateurs à avoir inventé une silhouette, avec Coco Chanel ou Yves Saint Laurent" écrit Dana Thomas. McQueen impressionne par sa maîtrise de la technicité, lui qui ira jusqu'à utiliser des techniques du XVIe siècle, donnant les derniers coups d'aiguilles à même le sol devant ses ouvrières outrées. Enfant démoniaque de la couture, c'est pourtant lui qui approchera au plus près de sa perfection. Un paradoxe encore dans lequel réside tout son succès. Ca, et son rapport aux femmes.
Colonne vertébrale de la mode
Car comme derrière toute bonne tête de lad mal dégrossi se cache un rapport viscéral à la mère. Si McQueen estplus "gay que gay" selon le designer Simon Ungless, comparse de longue date qui l'a suivi dans des virées SM hardcore, son coeur appartient à maman : une artiste fantasque qui offrira le thé dans les backstages avant cheque show. "J'ai toujours voulu rendre hommage à son courage", a-t-il confié. McQueen ne romantise pas la femme "contrairement à Galliano", il veut lui offrir le pouvoir. Il sera le premier à embaucher des modèles piercés, des lesbiennes. "Ces créations étaient des armures, voire des colonnes vertébrales, elles rehaussaient le corps. On se sentait puissantes, se souvient Aimee Mullins, mannequin unijambiste pour qui il a dessiné des prothèses de bois lors d'un défilé en 1999. Mais les porter nécessitait aussi une certaine puissance. Lee s'adressait à des femmes comme moi, Beth Ditto ou Daphne Guinness : en dehors des critères, mais fortes de leur histoire." Le designer aimait les femmes à son image : solides mais vulnérables. Pour beaucoup de journalistes, ce sera d'ailleurs ce rapport à elles qui provoquera la chute du designer, McQueen mettant fin à ses jours à la suite du décès de sa mécène et amie Isabella Blow, mais aussi de sa mère. Pour Dana Thomas, la mort de McQueen symbolise surtout le sacrifice de la créativité sur l'autel du capitalisme. Alexander, tout comme Galliano, était un utopiste et un des derniers véritables artisans de la mode dont la pureté n'a pas pu supporter la vulgarité d'un monde qui se tournait abruptement vers le mass market. Les raisons ont peu d'intérêt, mais voilà en tout cas ce que la mode regrette : une teinte d'honnêteté et de fébrilité pure dans un monde tourné vers l'achat. Quelque chose d'infime, qui faisait que la mode avait encore une belle âme tordue.