Quatrième de couverture :
« Les lecteurs se demandent souvent comment un journaliste choisit ses sujets. C’est une question qui revient sans cesse : pourquoi cette histoire et pas une autre ? Pourquoi ce village-là ? Pourquoi cette usine? Et pourquoi cet homme ? Les explications ne manquent pas. On se rend à cet endroit-là parce qu’un événement s’y est déroulé, incendie ou élection, meurtre ou mariage, peu importe, quelque chose.
Ça paraît simple, non?
Écrits et publiés dans Le Monde, où je suis reporter, les textes rassemblés dans ce livre ont en commun d’être nés dans cette zone d’opacité-là, entre des questions et des réponses qui ne coïncident pas. »
F.A.
Fidèle à l’esprit du Quai de Ouistreham, ce livre nous fait entendre la voix de ceux et celles que Florence Aubenas a rencontrés ces deux dernières années au fil de ses reportages. A travers ces récits de vies multiples se dessine une France prise dans l’aventure du quotidien.
Ce livre m’a sauté dans les mains alors que je pensais lire autre chose pour la Non-Fiction du mois. Avant de partir en Angleterre dès le début juin, promenons-nous quelques instants en France avec Florence Aubenas, dont j’avais déjà apprécié l’humanité profonde, l’empathie, le sens de l’observation, l’art de capter l’air du temps et la vie des gens développés dans Le quai de Ouistreham (lu juste avant le blog).
Ce recueil d’articles parus dans Le Monde entre 2012et 2014 se divise en trois parties. La première, la plus longue, est intitulée En campagne. Le premier article date du 18 avril 2012, en pleine campagne de l’élection présidentielle qui verra élire François Hollande ; la campagne des législatives et les élections municipales de 2014 seront également largement évoquées. Mais on peut comprendre aussi ce titre comme un portrait de la France profonde, celle qui, souvent, habite la campagne ou des banlieues bien éloignées de la métropole française. Sur fond de travail précaire (quand le travail est encore une valeur en soi, ce qui semble bien peu évident), de repli sur soi et de bien maigres allocations, de manif pour tous, de détresse croissante pour des gens pris à la gorge par le manque d’argent chronique (y compris ceux qui vous reçoivent tant bien que mal à Pôle Emploi), la question de la montée et du vote FN est largement présente. Et finalement on se rend compte que les gens parfois tenaces, parfois déprimés, parfois révoltés que rencontre Florence Aubenas sont ceux dont les politiques devraient prendre le plus soin, ils sont les plus fragiles de la société (et ils ne profitent pas du système, la majorité se lève encore tôt pour chercher ou jongler avec divers petits boulots qui leur permettent de survivre) et ces gens-là, donc, sont complètement déboussolés par une société en mal de repères.
La deuxième partie s’intitule Au camping : il s’agit d’une série d’articles consacrés au camping sauvage de Piémanson, en Camargue, dix kilomètres de plage, près de Salin-de-Giraud, qui n’appartiennent ni à Péchiney ni à Solvay et où, dès le 1e mai, s’installent chaque année des dizaines de caravanes, sans eau potable, sans électricité, sans sanitaires, des Français qui reviennent là parce que c’est pour eux le dernier espace de vraie liberté où vivre ses vacances. Un autre portrait d’une autre France populaire qui résiste aux contrôles, aux modèles tout faits. Chaque année, on a peur que l’accès à la plage soit désormais interdit. Hallucinant !
Enfin, la dernière partie a pour titre Une jeunesse française. Si on y retrouve de jeunes travailleurs précaires ou chômeurs dont les préoccupations sont déjà évoquées dans la première partie, il y est aussi question de carte scolaire, de ZEP, d’enfants roms, de jeunes filles françaises qui se prostituent sans l’admettre ou qui décident de porter le foulard parce que, on le sent, elles pensent trouver dans la religion des réponses à un mal-être diffus. Mais il est aussi question de trois étudiantes venues de ZEP et qui réussissent à franchir la barrière socio-culturelle terriblement flippante que constitue l’admission à Sciences-Po (et elles réussissent aussi à passer en deuxième année !)
J’ai souvent lu ces portraits, ces instantanés de la vie en France avec des yeux exorbités. Parce que, il me faut bien l’avouer, je me sens à longue distance de certaines situations, de certaines mentalités, mais je me rends compte que personne ne saurait dire comment il ou elle va réagir en cas de tension extrême de longue durée – et parce que Florence Aubenas a l’art de vous amener, tout près de vous, ces personnes qu’elle a rencontrées, leur quotidien, leurs soucis, leurs préoccupations, leur angoisse et aussi leur courage. Et la distance qu’on sent bien présente entre ces gens et les discours politiques… Le portrait que livre Florence Aubenas est sans concession, interpellant… Mais on sent aussi que, comme le dit la journaliste dans son introduction, les tentatives d’explication, « les questions et les réponses ne coïncident pas ». Et on comprend aussi que la moindre étincelle pourrait mettre le feu aux poudres, comme il y a dix ans à Clichy-sous-bois. Qu’est-ce qui fait que les gens ne se révoltent pas plus…
J’ai l’impression qu’en Belgique on vit mieux, mais je sais que je vis dans une région relativement privilégiée par rapport à d’autres de Wallonie. Et il y a aussi chez nous des petits boulots, des quantités de boîtes d’intérim, des « titres-service » qui servent de cache-misère à la maladie de l’emploi. Je n’ai pu m’empêcher de penser à ce député libéral (belge) qui, il y a quelques semaines, a osé répondre à un chômeur, sur un plateau de télévision, avec presque des trémolos dans la voix, que lui aussi avait vécu un moment avec 800 euros par mois. Il avait oublié de dire que c’était au temps de ses études, que cette somme, 30 000 francs belges à l’époque (ou 5000 FF) équivalait aux trois-quarts du salaire d’un prof avec quelques années d’expérience, qu’il était encore protégé par papa et maman et qu’au terme de ses études il est entré directement dans la boîte d’un ami de papa…
Au cours de ma lecture, je me suis demandé aussi comment Florence Aubenas tient le coup, à rencontrer des gens qui sont le plus souvent dans la m…, comment elle absorbe tout ça en continuant à rester humaine. Elle ne juge pas, jamais. Son livre, ses articles nous invitent à entretenir cette humanité, à n’être ni dur ni mou, mais à être tendre, vulnérable, à oser une fragilité qui ouvre à l’autre, qui rend solidaire, comme heureusement elle nous en donne des exemples. Tout un programme à vivre au quotidien… et ce n’est pas simple !
Florence AUBENAS, En France, Editions de l’Olivier, 2014
Projet Non-Fiction avec Marilyne
P.S. Je précise que ce billet reflète mes impressions, mes stupeurs, ma perplexité parfois, je ne suis plus de façon assidue l’actualité française de puis plusieurs moi, j’en ai un regard par les JT belges. Désolée si mes réactions paraissent un peu courtes face à laréalité. Un bon moyen pour réparer cela : lire le livre de Florence Aubenas en direct !
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