Pierre Schoeller, 2011 (France)
Olivier Gourmet est un alligator. Reptile énorme sur le tapis d’un bureau ministériel de style XVIIIe. Au milieu d’un mobilier de prestige avec marqueterie et dorures, l’animal terrifiant se repaît d’une femme nue : l’exercice de l’État est un rêve, le désir de pouvoir une réalité. Quand il apprend un changement de portefeuilles qui le concerne, le ministère du travail et de la solidarité plutôt que celui des transports, Bertrand Saint-Jean (Olivier Gourmet), corps en résistance poussé à l’excès, politicien discrédité mais ressuscité, se soulage aux toilettes. Comme si le travail abattu sous la fonction qu’il s’apprête à quitter n’avait d’autre valeur en définitive que celle des excréments dont l’appareil digestif se débarrasse en fin de transit. Et de la belle sacrifiée et engloutie par le monstre carnassier en préambule, que reste-t-il ?
Bertrand Saint-Jean en contradiction avec lui-même butte sur une réforme des transports ferroviaires et sur l’étude en amorce d’une probable et très prochaine, à moins qu’elle ne soit future et très lointaine, privatisation des gares. Pourtant le fort désir qui l’anime lui permet de tout encaisser, notamment le rythme à peine soutenable qui lui est imposé. Pierre Schoeller plonge alors le corps du ministre dans une course funeste : parfois pour les êtres, systématiquement pour les idées. A toute heure, Saint-Jean enchaîne donc les déplacements, les réunions et les discours… Et selon les situations, Gourmet est montré marqué par la fatigue (le glaçon passé sous les poches des yeux), saoul (la soirée improvisée avec le chômeur en stage, lui-même bientôt démembré d’avoir approché un pouvoir abrasif et dangereux à l’extrême), meurtri (l’embardée tragique de laquelle par miracle il réchappe), en train de faire l’amour une chemise déchirée, de préparer du béton torse nu ou de vomir en costume. Le personnage est ainsi fébrile, essoufflé, étouffé, il tombe et titube, mais toujours se relève et va de l’avant. Certes de temps en temps une poignée de stimulants avalés ou de clopes fumées lui permettent de tenir physiquement, mais l’esprit et le désir du pouvoir, plus que les convictions, forment ici la seule véritable cuirasse qui évite au corps de finir briser par l’appareil d’État.
Outre ce noyau dur que représente le personnage de Saint-Jean, Pierre Schoeller fait tout autant la description d’un gouvernement en réseau, un système fonctionnant en interne et irrigué en continu d’informations par des médias nombreux et capables d’être dans une actualité immédiate, un flux d’informations et de communications tendu qu’il est vital (au moins pour survivre en politique) de savoir traiter et analyser. Pour cela le ministre est entouré, conseillé, parfois même, dans le feu de l’action, réduit à l’état de marionnette, de simple corps à qui l’on fait dire la phrase, l’expression ou le mot censé influer sur la discussion et les circonstances. Le documentaire d’Yves Jeuland, Le président (2010), montrait aussi très bien le rôle complexe des communicants, véritables électrons qui accompagnent et encadrent l’homme politique partout dans ses déplacements. Pion de l’échiquier politique qui aspire à devenir une pièce maîtresse, le ministre Saint-Jean fraîchement balafré est à nouveau devant l’objectif quand il s’agit d’une manière ou d’une autre de consolider par l’image sa cote de popularité.
A une époque où les présidentielles en France ont suscité un vif intérêt (2012 était toujours marqué par la crise et les élections étaient l’occasion, après dix-sept ans, d’un retour de la gauche au pouvoir) et où le cinéma s’est emparé, avec des ambitions inégales, de sujets ancrés dans l’actualité politique (La conquête de Durringer, Pater de Cavalier tous deux sortis en 2011), Schoeller propose sa propre représentation de la chose publique. Ainsi, L’exercice de l’État est certainement un excellent film d’acteurs : Gourmet est assez stupéfiant, Michel Blanc en directeur de cabinet parvient par son charisme à installer une présence forte, plus cérébrale et moins physique, entre les deux encore, Zabou Breitman, directrice de communication, et Laurent Stocker en spin doctor profitant, sont très bien dans leur rôle et parviennent à exister (ce qui aux côtés de Gourmet et de Blanc n’était pas évident). Par L’exercice de l’État, Pierre Schoeller veut surtout rendre compte d’une certaine réalité sans vouloir en dépecer tout le mystère. Il s’installe quelque part entre Kubrick et Téchiné et compose un quasi film d’action sur les jeux de pouvoir à l’échelle de l’État, un thriller sur la mécanique gouvernementale, une presse prête à broyer de l’humain ou à le recycler si besoin.