Un film de David Cronenberg (2014 - France, USA, Allemagne, Canada) avec Julianne Moore, Mia Wasikowska, John Cusack, Olivia Williams, Evan Bird, Sarah Gadon
Cité des Anges, inceste et mort.
L'histoire : Agatha arrive de Floride à l'aéroport de Los Angeles. Pas très jolie, la moitié du visage dévoré par des cicatrices, les bras et les mains gantées. Elle semble avoir beaucoup d'argent car elle s'est commandé une limousine, conduite par Jerome, jeune acteur en devenir qui joue les chauffeurs entre deux rôles ou deux auditions. Elle lui pose plein de questions sur les stars, et où elles habitent, et lui demande de la conduire sur l'emplacement d'une ancienne grande et belle maison, détruite dans un incendie plusieurs années auparavant. Agatha trouve un emploi d'assistante personnelle auprès de Havana, une grande actrice, névrosée, à cause d'une enfance détruite par une mère star de cinéma et incestueuse, et aussi par l'âge qui commence à affecter sa carrière, la privant des rôles dont elle rêve. Parallèlement, nous suivons Benjie, enfant star, qui sort d'une cure de désintoxication et négocie ses contrats avec sa mère, quasi aussi blasé, imbu de lui-même, qu'elle ne l'est ; et son père, gourou-psy-coach du tout Hollywood... Benjie a failli mourir autrefois dans un incendie, provoqué par sa soeur dont le fantasme était de l'épouser, lui, son frère...
Mon avis : Alléluia ! Cro is back ! Avec ses personnages torturés, ses chairs abîmées, ses relations un poil perverses. J'ADORE ! C'est si fort, si fascinant, ça vous pose tant de questions, vous ouvre tant de perspectives. Du cinéma intelligent, personnel, qui tréfouille l'âme humaine avec un scalpel bien aiguisé et un sourire crispé.
Une histoire tordue, des personnages tordues dans un monde tordu. Après nous avoir un peu embrouillés ces dernières années avec des histoires un peu trop lisses (par rapport à ce qu'il faisait avant) : A history of violence, Les promesses de l'ombre, A dangerous method, puis un Cosmopolis azimuté, un peu prétentieux et vain... qui annonçait sans doute l'impasse, le revirement, revoilà notre homme avec ce qu'il sait faire le mieux : analyser l'âme humaine dans ses pires recoins.
Quand j'ai compris que Cro allait nous parler d'inceste, je me suis réjouis : voilà un thème, dérangeant forcément, qu'il n'avait pas abordé ! Ca sentait le lourd ! Et je n'ai pas été déçue. Si ce n'est que le discours semble quelque peu moraliste : les parents sont à moitié dingues, et les enfants, reproduisant le modèle parental, vont choisir la voie extrême pour briser la malédiction. On n'en voudra pas à Cro de s'en tenir à cette description, qui reste néanmoins hautement sulfureuse, son génie étant de justement rester juste sur le bord, juste sur la limite, celle qui vous agace parce qu'elle ne tombe pas dans le trash (le "trash" n'est pas là où on l'attend... voir la fin !) qui justifierait l'horreur que l'on "doit" ressentir vis-à-vis des transgressions et perversions. Il nous empêche de haïr les personnages et de ce fait nous interroge puissamment sur la raison d'être et la force des tabous. La maison, magnifique mais glaciale, dans laquelle la famille évolue, frôle l'onirisme. Et donc la symbolique, la destinée, et donc la tragédie antique. Géant.
Les personnages ne se limitent pas à notre famille incestueuse. Nous avons aussi cette pauvre Havana, névrosée, traumatisée elle aussi par un inceste dans l'enfance, hantée, obsédée par le souvenir d'une mère indigne et manipulatrice. Havana représente aussi tout ce que Hollywood peut avoir de dément... (je pèse mes mots). La gloire, la beauté, les maisons de rêves. Qui cachent tant de chagrins, tant d'angoisses, tant de peurs. Havana, actrice vieillissante, est terrifiée à l'idée de ne plus avoir de rôles et elle est prête à tout pour qu'on pense à elle de nouveau... même à se prêter à des relations sexuelles qu'elle ne désire pas ("je ne suis pas bonne, comme lesbienne") et à se réjouir de la mort d'un petit garçon de 4 ans. Havana qui traite sa jeune assistante comme sa mère la traitait autrefois ; pas d'inceste, mais une jalousie incestueuse par la récupération sexuelle de son petit ami, qui a l'âge d'être son fils, juste comme ça, juste pour dire "Alors ? C'est qui la plus belle ? C'est moi, moi, moi !".
Et puis la chair, la chair qui fascine tant Cronenberg, la chair palpitante de vie (le sexe), mais si fragile (brûlures, pulsions de meurtre) si prompte à se couvrir de cicatrices qui pourraient aussi bien représenter les traumatismes physiques que psychiques. Le feu, purificateur (au bûcher, les sorciers), est omniprésent dans le film. Tout comme la mort, qui apparaît avec les fantômes que voient nos personnages.
Los Angeles, Sodome et Gomorrhe... Babylone, la grande ville que la Bible désigne comme la cité de tous les vices et qui subira les foudres de l'Apocalypse ; quoi de mieux que Los Angeles, ironique Cité des Anges, pour la représenter ? Avec son soleil et ses paillettes, et son monde cruel de stars, des vraies, des fausses, le vice, la corruption, la compétition, la rivalité, le sexe, l'argent. Scènes hallucinantes des enfants stars, en boîte de nuit, qui échangent leurs diverses drogues, et commentent leurs délires, qui ne sont pas de leur âge ; et qui se moquent de leurs fans prêts à acheter leurs excréments sur Internet !
D'où le titre, magnifique (ouf, ils ne l'ont pas traduit) : la carte des étoiles, les étoiles de Hollywood. Au début on croit qu'Agatha est juste à la recherche de stars, comme n'importe quelle jeune fille de son âge, des étoiles inaccessibles et brillantes ; alors que la réalité est bien plus crue.
Quant à la fin, sauvage, psychopathe, gore... un festival !
Tous les acteurs sont formidables, s'adaptant complètement au monde sombre et morbide du réalisateur. Mention spéciale à John Cusack, en gourou avide de fric, qui ferait mieux de commencer par se soigner lui-même ! Quant à Julianne Moore... waouh, quelle merveille (prix d'interprétation à Cannes) ! Quant toutes ces copines affichent leurs visages botoxés et leurs corps musclés et régimés, elle offre son visage parcouru de rides et son corps qui n'est pas parfait. Outre le courage de se mettre à nu, dans le plein sens du terme, elle est bouleversante, tour à tour enchanteresse, dépressive, dévastée, combattante, méchante, désespérée... incroyablement fragile. Mais ces deux acteurs que je met en exergue ne doivent en rien minimiser les autres, vraiment tous épatants. Cro peut être fiers d'eux, et eux de leur réalisateur.
La mise en scène est élégante, et lumineuse... un peu embrouillée au départ, pour mieux nous troubler ensuite. Nous découvrons peu à peu les fils qui relient les personnages les uns aux autres pour former une toile d'araignée flippante. Et les vers d'Eluard qui reviennent constamment : "J'écris ton nom : liberté." C'est quoi, la liberté ? A Hollywood ou ailleurs ?
Malsain. Destructeur. Brillant.
Hum... j'ai déjà hâte de le revoir !
Les critiques sont généralement excellentes, mais le public français a quelque peu boudé le film : 102.000 entrées. Ceci dit, Cro, c'est pas du blockbuster de divertissement, c'est clair.