#Gironde #biodiversitéLes espèces qui peuplent l’estuaire sont en danger en raison de la faiblesse des débits d’eau douce.
Lâcher d’esturgeons dans l’estuaire, à Bourg-sur-Gironde, par le Cemagref, devenu l’Irstea, qui mène un programme de réintroduction vigoureux.© ARCHIVES FABIEN COTTEREAUL'estuaire de la Gironde : le plus vaste d'Europe et aussi le mieux préservé ? Il faut oublier le second qualificatif. Organisée la semaine passée à Artigues-près-Bordeaux (33), une journée d'étude intitulée « L'estuaire de la Gironde : entre littoral et bassins versants » a clairement posé les réalités sur la table. Et celles-ci sont désagréables à entendre : les poissons migrateurs emblématiques du milieu saumâtre se meurent.Le saumon, chassé vers le nord par le réchauffement climatique, est rarissime. La grande alose est en danger, comme l'esturgeon, qui fait pourtant l'objet d'un vigoureux programme de réintroduction piloté par Irstea (1) dans sa station de Saint-Seurin-sur-l'Isle (33). L'alose feinte et l'anguille se portent à peine mieux. La lamproie marine, qui frétille depuis 450 millions d'années, « est en difficulté depuis trente ans », selon Jacqueline Rabic, la représentante des pêcheurs professionnels de la Gironde.Ces préoccupations sont partagées par les décideurs. Par Pierre Ducout par exemple, maire (PS) de Cestas et spécialiste de la question de l'eau, qui évoque « un constat alarmant pas si lointain » pour l'estuaire de la Gironde.Le bulletin de santé de l'estuaire liste plusieurs problèmes distincts dont les effets se cumulent. Le problème principal est lié à la faiblesse des débits d'eau douce en provenance de la Garonne et de la Dordogne. Si les deux dernières années, plutôt bien arrosées, ont permis de limiter la casse, la tendance reste la même pour les dernières décennies.Directrice de recherche CNRS à l'UMR Epoc (CNRS/Université de Bordeaux), Sabine Schmidt relève ainsi que, pour la Garonne, la durée des étiages - le plus bas niveau du fleuve - a bondi depuis 1990 à La Réole, dans le sud du département de la Gironde. Les journées où le débit est inférieur à 110 mètres cubes par seconde (m³/s) s'y sont multipliées.
Le bouchon vaseux installé
La faiblesse des apports en eau douce favorise la persistance du « bouchon vaseux » dans l'estuaire. Cette dénomination désigne une zone dans laquelle les particules en suspension dépassent 1 gramme par litre et donnent à l'eau son aspect de soupe marronnasse. Au droit de Pauillac, dans le Médoc, le bouchon vaseux persiste à peu près toute l'année. Il remonte vers Bordeaux de juin à novembre, et vers Libourne, sur la Dordogne, de juillet à septembre. Mais il peut rester en place bien plus longtemps. « Il s'installe quand les débits ne dépassent pas 250 m³/s, il est expulsé hors de l'estuaire au-dessus de 350 m³/s », résume Sabine Schmidt.Or, la présence du bouchon vaseux est un paramètre crucial pour les poissons, menacés d'asphyxie par la rareté de l'oxygène qui s'y trouve. Il forme comme un barrage pour les migrateurs, dont les adultes remontent vers les frayères, et pour les juvéniles, qui dévalent vers l'estuaire. Plus fragiles, ces derniers sont les plus menacés.« On a de gros
doutes sur la capacité des poissons à s'adapter. On ne voit pas les alosons (NDLR : juvéniles d'aloses) attendre la disparition du bouchon vaseux pour la dévalaison (2) par exemple. Ce qui pose le problème de leur survie », relève Jérémy Lobry, ingénieur de recherche à Irstea Bordeaux.Le sort des jeunes poissons de mer qui élisent domicile dans l'estuaire pour s'en servir de nourricière pose également question. L'engraissement des soles et des bars peut être entravé par les oscillations du bouchon vaseux. De taille plus modeste, ils sont plus vulnérables lors de leur retour au large.
Des polluants à foison
La qualité de l'eau est aussi tributaire de la maîtrise des polluants. Là non plus, le tableau n'est pas des plus mirifiques. Chercheur honoraire à l'Université de Bordeaux, Henri Etcheber a coordonné le programme scientifique Étiage, dont les conclusions ont été rendues publiques l'an passé. On trouve des pesticides dans l'estuaire qui proviennent de l'agriculture. Mais aussi de l'argent, du cuivre, du zinc, du plomb, des plastifiants, des parfums, des médicaments… « En hiver, l'eau est riche en antidépresseurs. En été, en cocaïne. Le fleuve répond à nos usages ! » indique Henri Etcheber.Le chercheur pointe du doigt « l'apport considérable des stations d'épuration bordelaises », qui, comme tous les équipements de ce type, ont pour mission de rejeter une eau conforme à la réglementation. Or, quelque 60 000 substances de synthèse différentes sont en circulation. Y a-t-il une relation de cause à effet ? Emblématique de l'estuaire, la crevette blanche est sujette à des déformations de sa carapace depuis quelques années. Et sa croissance est plus faible. Pas rassurant.
« Marinisation » de l'estuaire
In fine, le bouleversement du milieu se traduit par une « marinisation » de l'estuaire de la Gironde. La salinité moyenne des eaux augmente, à Pauillac comme à Bordeaux. L'estuaire ressemble de plus en plus à un milieu marin pur jus, de son embouchure jusqu'au bouchon vaseux. Celui-ci définit une zone intermédiaire réduite et pauvre en vie, avant la zone fluviale en eau douce à proprement parler. « On a beaucoup plus de poissons marins et beaucoup moins de migrateurs qu'il y a trente ans. Le peuplement de l'estuaire, c'est surtout les juvéniles d'anchois. Les méduses et, plus largement, les “gélatineux” remontent de plus en plus loin en amont », note Jérémy Lobry.À l'aune de ces déséquilibres, les populations les plus fragiles ont peu de chances de perpétuer une descendance. De plus en plus, les proies et les prédateurs ne se croisent plus. Le réchauffement graduel des eaux fait fuir certaines espèces comme les éperlans. Jusqu'à présent, on dénombrait environ 75 espèces différentes sous le manteau brun de la surface, dont 61 % de poissons marins, 21 % de poissons d'eau douce, 15 % d'amphihalins (migrateurs) et 3 % d'espèces spécifiques au milieu estuarien. Et combien demain ? « La situation est préoccupante mais pas irrécupérable », veut croire Henri Etcheber.
(1) Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture, l'ex-Cemagref. (2) Le fait pour les alevins d'entamer leur migration vers l'Océan depuis les frayères où ils ont vu le jour.Publié le 26/05/2015 par Jean-Denis Renardhttp://www.sudouest.fr/2015/05/26/les-eaux-de-la-gironde-en-peril-1931180-2737.php