En Grèce puis en Espagne, la gauche radicale a réalisé des percées électorales historiques. Pourquoi ce succès ne se retrouve-t-il pas en France ? Explications avec Fabien Escalona, enseignant à Sciences-Po Grenoble.
# Les institutions
"Un premier obstacle empêche la gauche radicale de s’installer dans notre paysage : nos institutions. En France, la structure de la compétition politique est plutôt fermée. Le scrutin uninominal à deux tours, qui prévaut pour les législatives, renforce les partis déjà en place. Au Royaume-Uni, c’est encore pire : à cause du scrutin uninominal majoritaire à un tour, la gauche radicale est totalement inexistante. Le système est une véritable guillotine pour les petits partis. Notre mode de scrutin s’est légèrement ouvert avec la proportionnelle aux élections régionales et aux européennes. Mais cette relative "proportionnalisation" du système institutionnel concerne des scrutins qui ont peu d’influence sur le pouvoir principal. A ce jour, même si la gauche radicale faisait de bons scores, il lui serait impossible de convertir ce résultat en sièges conquis. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé au Front nationalaux départementales : il n'a pu transformer en sièges son poids en pourcentage."# La conjoncture économique et sociale
"Deuxième obstacle à la percée de la gauche radicale : la France n’a pas connu les mêmes cures d’austérité que la Grèce et l’Espagne. Notre taux de chômage est moins élevé [10,3% en France en décembre 2014, 26% en Grèce, 23,7% en Espagne, NDLR]. Idem pour le taux de pauvreté. Nous n’avons pas connu les expulsions massives, au cours desquelles Ada Colau, partie pour devenir maire de Barcelone, s'est fait un nom.La cure d’austérité a été moins dure parce que le modèle français est un peu plus résilient, qu’il présente moins de faiblesses, que nous avons une plus grosse économie, avec des stabilisateurs plus forts. Nous avons certes répondu à la crise par la rigueur budgétaire et salariale, mais de façon modérée par rapport à ce qui s’est fait en Grèce et en Espagne. En Grèce, certains agents de la fonction publique ont vu leurs salaires amputé du tiers. En France, les salaires stagnent."# Les divisions internes à la gauche radicale française
"Dernier obstacle : la gauche radicale française est très divisée, et ne parvient pas à articuler un discours convaincant, en lien avec des situations concrètes. En Espagne, il y a eu la "marée orange", les mobilisations sur le logement… Autant de mouvements issus de la société civile et qui l'ont secouée. Idem en Grèce avec les "indignés". Après ces événements, le sentiment s’est fait jour qu’il fallait leur donner une suite politique. Or rien de tout cela en France. Ce carburant manque à la gauche radicale. Jean-Luc Mélenchon a bien tenté de faire monter une mobilisation en parallèle du parti, avec son mouvement pour la VIe République, mais c’est artificiel. L’initiative vient de lui. Elle ne touche pas la société. De plus, les ressources de la gauche radicale pour développer une offre attractive pour le citoyen sont très dispersées. Le Parti communiste a encore des élus et une base militante mais les communistes sont très peu inventifs sur les programmes. Inversement, Mélenchon est en pointe sur l'innovation, il cherche des exemples à l’étranger, il tente de remplacer la sociale démocratie avec l’écosocialisme… Mais il a peu de ressources pour les faire valoir.Sans compter qu'il fait volontiers figure de leader agressif, dont les rapports sont dégradés avec les dirigeants des partis communistes et écologistes. Voyez encore récemment, la réponse de Cécile Duflot à Mélenchon sur l’Allemagne… En somme, chaque organe de la gauche radicale a des handicaps et des divisions non surmontés. Résultat : un discours qui n'est pas clair et lisible."# Le FN occupe-t-il la place ?
"Il est tentant de penser que la gauche radicale est faible parce que le FN occupe le terrain de la contestation, mais ce n’est pas exact. La puissance du FN ne peut expliquer l’échec de la gauche radicale, car les marges de progression de celle-ci sont encore dans l’électorat de gauche.De la même façon en Espagne et en Grèce, l’essentiel de la progression de la gauche radicale se fait sur la gauche : ce sont les électeurs du Pasok (socialistes) qui ont voté Syriza ; et les électeurs du Parti populaire espagnol (conservateur) se sont tournés vers Ciudadanos (centre)et non vers Podemos. La dévitalisation du Parti socialiste, qui entraîne ce transfert de voix vers la gauche radicale, n'a pas eu lieu en France. De même, les transferts de la gauche au FN, même s’ils existent, sont assez minimes : le FN progresse d’abord à droite, chez les primo-votants et les non-politisés. Un électorat que la gauche radicale, effectivement, n’a pas su capter. Et tant qu’elle ne sera pas capable de séduire les électeurs socialistes en masse, elle aura du mal à rivaliser avec le FN sur cette autre partie de l'électorat.Dans cette bataille avec le FN, ce dernier part avec un avantage. Il n’a jamais participé au pouvoir national qu’il dénonce. Il incarne un courant défait historiquement depuis 1945, le grand perdant, alors que la gauche radicale a été associée au pouvoir à travers la conquête des droits sociaux, des droits des femmes et des minorités… Elle ne peut dire aux électeurs qui éprouvent un rejet viscéral pour la politique qu’elle a toujours été exclue du système.Propos recueillis par Morgane Bertrand (1) Auteur avec Mathieu Vieira de la note "La gauche radicale en Europe, ou l’émergence d’une famille de partis" pour la Fondation Jean-Jaurès (novembre 2013) ; et codirecteur de "European Social Democracy During the Global Economic Crisis: Renovation or Resignation ?", Manchester, Manchester University Press (octobre 2014).
Par Morgane Bertrand 25/05/2015http://tempsreel.nouvelobs.com/politique/20150525.OBS9542/pourquoi-la-gauche-radicale-ne-perce-pas-en-france.html