Le débarquement héroïque des Français sur la côte d’Asie
(De notre envoyé spécial)
Cap Hellès, … mai.
Le silence un moment s’était fait à ces pointes extrêmes
d’Europe et d’Asie. Même les troupes venues vers elles, mouillées à trois
heures de ses bords, après plusieurs jours de rade, s’en étaient allées. La mer
Égée paraissait
avoir retrouvé son calme. Seuls, de temps en temps, les canons de l’escadre
tonnaient et, du Pirée aux côtes de Grèce, de Bulgarie et de Turquie, quelques
paquebots naviguaient.
Le 21 avril, à travers les petites îles qui parsèment
l’entrée de l’Archipel, des transports venant d’Égypte passèrent sans discontinuer. Ils se suivaient
à peu de distance. Beaucoup avançaient parallèlement. La mer n’était plus ce
lieu de solitude qu’elle avait été. Subitement elle s’était peuplée. Cent
cinquante bâtiments montaient vers les Dardanelles.
Ils n’allaient pas directement sur les côtes de Turquie.
Arrivés devant Mudros, ils firent escale. Ils rentrèrent dans sa baie. C’était
la veillée d’armes.
Tout est arrêté. Le général anglais, le général français,
les amiraux, se sont mis d’accord. On débarquera tel jour. Ce jour, c’est le
25. Dans la nuit du 24 au 25, les transports quittent Mudros.
C’est alors que commence l’épopée d’Orient.
Il n’y aura pas plus d’héroïsme qu’ailleurs. Mais un reflet
de légende restera sur ceux de
Koum-Kaleh et de Sédul-Bahr. C’est qu’ils auront fait partie des troupes qui,
dès leurs premiers coups de fusils devaient vaincre ou mourir : il n’y
avait pas de retraite pour elles, dix pas en arrière et c’était la noyade dans
une mer qui ce matin était grosse.
La feinte de Koum-Kaleh
C’est donc le 25. Le plan est arrêté. Il y aura plusieurs
débarquements et une feinte. Tout cela aura lieu à la même heure. La feinte
sera à Koum-Kaleh sur la côte d’Asie. Ce sont les Français qui vont la faire.
Les transports arrivent en vue des deux pointes au milieu
d’un grand fracas. Depuis le premier matin, les navires de guerre préparaient
le terrain. Ils tonnaient tous. Je ne crois pas qu’en aucun point d’un champ de
bataille on ait entendu semblable bruit. C’était une intense vibration de
l’air.
On met les barques à l’eau. On a emporté également des
chalands et de pontons. Barques, chalands, pontons dansent autour des
paquebots, des cargos, des raffiots. Les hommes descendent. Ils dégringolent
rapidement les marches de l’escalier et sautent dans les embarcations. Elles
filent vers la terre dès qu’elles sont remplies.
Koum-Kaleh depuis des mois bombardée n’est pas encore morte.
Dès que les barques approchent elles reçoivent la fusillade. Un canon tire
aussi entre les paquebots et la terre.
Une barque vient de se détacher de l’Askold, elle serpente comme les autres pour ne pas être atteinte.
Les canons des vaisseaux soutiennent toujours le
débarquement. Les barques approchent. La première va pouvoir aborder.
L’officier se lève. Il reçoit une balle en pleine figure et retombe sur ses
hommes. Ses hommes étaient des Sénégalais. Pris de rage, ils n’attendent pas
d’être à rive, ils se jettent à l’eau avec le sac et le fusil et, tels de
nouveaux monstres immergeants, abordent ainsi tout ruisselants la terre d’Asie.
Ce sont les premiers qui la touchent. Les autres suivent, et sur cent points,
d’instant en instant, les hommes descendent. Il en débarquera trois mille cinq
cents, sous le fusil, sous le canon et sur les vagues hautes. Ils vont se
trouver en face de sept mille cinq cents Turcs, du 31e, du 36e,
du 39e régiment. Le colonel allemand von Nicolaï les commande.
Les forts de Koum-Kaleh sont en ruines mais les Turcs ont
fait de chaque maison, en ruines aussi, de petits forts. Ils ont remplacé les
portes arrachées par des planches, ont bouché les fenêtres de sacs et de
matelas. Ce sera le combat de rues. Des zouaves, des Sénégalais et un régiment
de marche forment ce corps de débarquement.
C’est la bataille comme à Charleroi. Il fallait tirer en bas
et en haut, rentrer dans le couloir, faire sa place à coups de baïonnette dans
l’escalier et passer de pièce en pièce, toujours avec sa baïonnette – pour
nettoyer.
Maison par maison
Ce n’est plus tranchée par tranchée, c’est maison par maison
que l’on avance. Au détour d’une rue, quatre-vingts Turcs agitent un mouchoir.
Ils crient : « Aman ! aman ! » Ils se laissent faire
prisonniers. Cent autres, dix minutes après, en font autant. Ce serait donc
facile ? Les Turcs vont-ils venir à nous les mains en avant pour se faire
lier ? D’autres agitent un drapeau blanc. Nos soldats s’avancent vers eux.
L’ennemi qui se rend est trois fois supérieur. Il s’en aperçoit. L’officier
turc dit : « Mais c’est vous qui êtes nos prisonniers ! »
Deux de nos officiers s’approchent. Les Turcs tirent sur l’un, le tuent, et
entraînent l’autre. Ils fuient à travers les rues et s’échappent.
Ils sont sept mille contre trois mille cinq cents. Nous
n’avons pas encore de canon. Sur un point, pendant deux heures, ils pressent
tellement qu’ils arrivent à réoccuper une partie du village. Ils nous prennent
une mitrailleuse. On la leur reprendra. Mais pour l’instant ils pressent. Nous
ne sommes qu’à un kilomètre du rivage. Nous n’avons pas de tranchées, rien pour
nous agripper. Pendant la nuit du 25 au 26, les zouaves, les Sénégalais,
l’infanterie, tiendront.
Au matin, un 75 débarque. Il donne à cent mètres dans la
chair turque. Les zouaves des batailles d’Arras et de Nieuport en étaient
encore à voir ce spectacle. Têtes, bras, jambes, morceaux de poitrines, tout
cela jonglait dans l’air en laissant retomber des larmes de sang. Ce fut le
grand coup de Koum-Kaleh. Il dura jusqu’à trois heures du soir. Il dura avec
tout l’héroïsme d’âme et tout l’effort musculaire qu’il faut à une troupe
venant assaillir l’ennemi chez lui, arc-boutée seulement à la mer. À
6 heures, il ne restait qu’une maison debout dans le village. Elle
enfermait cinquante-deux Turcs. Les Sénégalais s’en chargèrent. Avant la nuit,
ses murs retombaient sur cinquante-deux cadavres. On avait trois cents
prisonniers.
Pendant ce temps, sur la côte d’Europe, les Anglais
s’étaient installés. Ils l’annoncèrent aux troupes de Koum-Kaleh. Elles
pouvaient maintenant quitter l’Asie.
D’Asie en Europe
Le réembarquement commença.
À 10 heures, les hommes arrivent à la côte. Les
embarcations ne sont pas encore là. Ils attendent. Tandis qu’ils sont groupés
sur la plage, dans le soir, des obus éclatent près d’eux. Les embarcations
n’arrivent toujours pas. La canonnade cesse. Les engins d’usine ne troublent
plus le grand silence des bords de la mer. Parfois un réflecteur des côtes
d’Asie passe au-dessus de leurs têtes. Il passe trop haut pour les éclairer.
Tout de même, ils se baissent. À dix heures et demie, les barques, les
chalands, les pontons accostent. La mer est douce. Tout est retombé dans le calme.
Les Turcs, ignorant la manœuvre, ne surveillent pas. Ils se gardent, en dehors
du village, contre de nouvelles attaques. Et ceux qui, voilà trente-six heures,
sous le soleil, par un bruit affolant, dans la précipitation, se jetaient sur
ses rives, s’en retournent cette nuit, sur les mêmes embarcations, sans
lumière, sans canon tonnant, sans bousculade. Les chalands sont seulement moins
lourds…
Cela dura jusqu’à cinq heures du matin. À son tour,
l’arrière-garde arriva sur la côte. Elle avait conservé les clairons. Ils se
retournèrent du côté de la terre et se mirent à sonner. Pour qui
sonnaient-ils ? Pour Achille qui, à deux kilomètres, dormait sous son
tombeau ? Non ! Ils sonnaient pour les morts qu’on laissait en Asie,
pour les morts dont des yeux français ne verront plus jamais les tertres, pour
les morts qui étaient tombés en sachant que ce n’était pas pour conquérir ce
sol, pour les morts qui étaient morts, afin, qu’en face, pendant ce temps,
d’autres remportent des victoires.
Le Petit Journal, 26 mai 1915.
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Une présentation, à lire ici.