Aveugléde Stona Fitch 4/5 (25-05-2015)
Aveuglé (264 pages) sort le 4 juin 2015 aux Editions Sonatine (traduction Bernard Cohen).
L’histoire (éditeur) :
Bruxelles. Après un dîner d'affaires, Elliott Gast, économiste américain sans histoires, se fait kidnapper. Il se retrouve enfermé dans un appartement anonyme, sans aucun contact avec ses ravisseurs. Elliott pense d'abord que c'est une erreur. Qu'on l'a pris pour quelqu'un d'autre. Rien en effet dans son existence ne peut motiver un tel acte. Il n'est pas spécialement riche, il ne fait pas de politique, il n'est pas célèbre, c'est un homme dans la foule. Alors pourquoi s'en prendre à lui ? Lorsque, enfin, ses ravisseurs lui révèlent la vérité, elle apparaît plus atroce que tout ce qu'il a pu imaginer : ceux-ci savent tout de lui et ont décidé, pour des raisons bien précises, d'en faire la proie d'une expérience interactive et voyeuriste d'une cruauté sans précédent. Roman culte dans les pays anglo-saxons, Stona Fitch décrit un monde où terrorisme, vie privée et voyeurisme sont étroitement liés, un monde où la compassion n'a presque plus sa place.
Mon avis :
Sous cette couverture pas vraiment folichonne (et qui au final se révèle parfaitement réussie) se cache un roman intense, hyper dérangeant et grandement addictif.
Aveuglé, initialement paru en 2002 aux éditions Calmann-Levy sous le titre Sens Interdit, est l’histoire d’Elliott Gast. Ce narrateur, économiste américain en dîner d’affaire à Bruxelles, est victime d’un enlèvement à la sortie du restaurant. Après un trajet d’environ une heure dans le coffre d’une voiture, il est amène au dernier étage d’un immeuble et enfermé dans une apparemment dépouillé mais propre, meublé et possédant eau, air et lumière. Persuadé qu’il s’agit d’une méprise et voyant les conditions de détention presque confortables, Il n’est pas spécialement gagné par l’inquiétude dans les premiers moments, même s’il se sent constamment observé. Ayant une vie professionnelle sans anicroche et une vie personnelle plate, il tente évidement de comprendre les raisons de cet enlèvement.
A J+4, une routine réconfortante s’installe mais l’idée d’une longue détention commence à l’inquiéter. Pour couper court à tout malentendu, Barbenoire, l’un de ses ravisseurs, vient lui démontrer qu’il n’y a pas tromperie et lui fournit un début d’explication.
A J+9, l’anxiété est à son paroxysme lorsqu’arrive un homme habillé en docteur et que les premiers sévices tombent.
Le récit d’Elliot Gast est terrifiant. Aussi bien physique que psychologique, l’empathie est totale. Lorsque l’enlèvement a lieu, on est loin de se douter les souffrances qui vont suivre. Intrigué par cette prise d’otage dont on ne comprend pas bien les motifs, on est très vite pris dans cette narration à la première personne, et la curiosité se transforme peu à peu en voyeurisme. L’envie de savoir comment va se terminer ces 40 jours de détention est évidement la motivation première mais sa captivité filmée et diffusée sur internet (suivi par des millions de personnes prêtes à payer pour que continuent ses souffrances) a quelques chose d’addictif et de fascinant. Et puis, parce qu’Elliott Gast nous immerge totalement dans son histoire, son vécu et son expérience, en nous livrant ses souvenirs personnels au fil de sa détentions lorsque ceux-ci refont surface, on s’attache vite à cet homme intelligent, sensé, bon vivant passionné de mets délicats et de belles et bonnes choses tout simplement. A ses dépens...
Ce huis clos est aussi épatant (très bien écrit) que terrifiant. Ses descriptions sont précises, le ressenti intense et du coup le récit est aussi singulier qu’inoubliable. Aveuglé mélange différents thèmes actuels (extrémisme, anti-mondialisation, séquestration, télé-réalité), les marie avec un naturel presque réaliste et rend ainsi l’histoire encore plus inquiétante. Pas si improbable que ça et parce que parfaitement bien construite et préparée, l’expérience d’Elliott Gast fait bien plus que froid dans le dos, elle vous glace littéralement et vous retourne l’estomac.
Découvrant son histoire à travers ses sens, ses émotions et ses pensées, j’ai été émue et terrifiée par le sort d’Elliott, abasourdie par la volonté de geôliers de faire passer leur message et gênée d’être autant complice que les millions d’internautes prêt à payer pour vivre son calvaire. D’une brutalité extrême, Aveuglé ne tombe pas pour autant dans le sensationnalisme. C’est avant tout un thriller psychologique incroyablement fort qui tient en haleine et fait réfléchir.
« Pour changer réellement quelqu’un, il faut lui retirer e qui lui importe le plus. A un riche, vous devez enlever son argent. A un homme amoureux, sa femme, Vous, Elliott Gast, vous vivez avec vos sens. Donc nous les éliminons. Nous vous transformons de fond en comble par cette méthode. Et avec votre seul exemple nous en faisons changer des milliers. » Page 82-81
« « Vous êtes une vedette, Gast : le premier otage en ligne ! » (…) la technologie est le grand allié de la radicalité. » Page 92
« Ils avaient connecté le monde sur moi, ces intrigants. Ils avaient ouvert une fenêtre virtuelle sur ma prison et les gens se pressaient devant comme des voyeurs en face d’un dortoir de filles. L’invention du premier otage en ligne semblait aussi inévitable que malfaisante. » Page 93
« Un conseil ? Travaillez vos hurlements. Il faut crier très, très fort pour être entendu dans l’incroyable vacarme de ce monde. Il faut vous sur-pas-ser. » Page 131
Ce roman a fait l’objet d’une adaptation en 2008 de Simon Hynd (ici la bande annonce).
A noter : Aveuglé et Papillon de nuit (premier roman de R. J. Ellory) lancent la nouvelle collection des Editions Sonatine. Sonatine + est une collection de semi-poche destinée aux « pépites oubliées dans les bibliothèques françaises et étrangères ». Vivement la suite avecLe Prix du plaisir de John Lanchester et Les Portes de l'Enfer, un texte inédit de Harry Crews (parution en octobre 2015).