En regardant avec attention la longue litanie d’attribution des points à la fin de la soirée de l’Eurovision, chacun peut constater que certains pays semblent voter en fonction d’autres considérations que leurs préférences en matière musicale. Les soupçons de connivence entre pays font partie de l’Eurovision. Ils nourrissent l’idée que le match serait truqué, le gagnant connu d’avance, ou du moins, qu’il serait impossible pour certains États de remporter le concours.
L’analyse des résultats des dix dernières années (2004-2014) démontre de manière éclatante l’existence d’une « géopolitique » des votes à l’Eurovision, qui se traduit par des récurrences de vote croisées entre différents groupes de pays dont il est difficile de démêler les causes : simple convergence de goût par proximité culturelle, vote conscient dans une logique d’alliance entre pays amis, voire instrumentalisation pour servir de réels intérêts politiques.
Bien que le concours Eurovision de la chanson ne semble pas porteur de beaucoup d’enjeux vu de France, il peut apparaître pour d’autres pays comme une porte d’entrée dans le concert européen alors que l’adhésion à l’UE leur est encore fermée ou que leur appartenance au continent européen puisse interroger, l’Eurovision en incarnant une définition très ouverte, de l’Islande à l’Azerbaïdjan, en passant par la Turquie et Israël. Dans certains pays, le concours fait figure d’événement, réalisant des cartons d’audiences année après année. Pour étonnant que cela puisse paraître pour des Français, la soirée est même regardée au-delà de l’Europe et en 2015, l’Australie concourra même à titre exceptionnel à l’Eurovision.
Le déterminisme des soutiens croisés dans la désignation du gagnant reste cependant à prouver. Lors des dernières éditions du concours, des pays hors de ces systèmes d’alliance ont réussi à s’imposer, comme l’Autriche l’année dernière ou l’Allemagne en 2010. Néanmoins, la règle est plutôt la victoire de pays au centre de ces votes géopolitiques.
Les groupes géopolitiques à l’Eurovision : une réalité indiscutable
Certains pays votent systématiquement pour d’autres. Ainsi, entre 2004 et 20141, la Croatie a toujours voté pour l’Albanie lorsque ce pays était en finale, la Biélorussie pour la Russie, la Suède pour la Norvège ou la Serbie pour la Bosnie-Herzégovine. Les exemples sont nombreux et ne peuvent s’expliquer par la « performance » musicale. Si des pays présentent indéniablement de meilleures chansons que d’autres, la récurrence est trop forte et dégage trop souvent des solidarités s’expliquant par des liens historiques et culturels.
Ces grands groupes géopolitiques, au nombre de trois, se caractérisent donc en leur sein par des votes croisés récurrents, voire systématiques. Ils présentent une forte homogénéité culturelle et historique. Ils ont été dans le passé récent regroupés au sein d’un même État (l’ex-Yougoslavie et l’ex-URSS) ou font partie d’ensembles bien identifiés par la géopolitique (pays nordiques, États baltes – qui présentent des similitudes permettant de les distinguer en groupe en plus de leur appartenance à l’ex-URSS).
En plus de ces groupes, on relève certains couples de pays, qui votent traditionnellement l’un pour l’autre, dont les liens peuvent être également culturellement très étroits (Royaume-Uni et Irlande ou Grèce et Chypre) ou un peu plus lointains, comme ceux s’expliquant par l’immigration, qui constitue une clé d’interprétation de nombre de connexions. Il est commun que des pays accordent des points à d’autres dont ils comptent une communauté émigrée. Un exemple typique est le récurrent vote allemand vers la Turquie, les Turcs constituant la première communauté immigrée Outre-Rhin.
A / Les liens de voisinage
Carte des groupes géopolitiques à l’Eurovision :
ex-Yougoslavie, ex-URSS, pays nordiques et États baltes
L’Ex-Yougoslavie (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Slovénie)
Les pays de l’ex-Yougoslavie sont ceux qui votent le plus fortement les uns pour les autres lors de l’Eurovision. Tout d’abord, à travers une récurrence du vote, c’est-à-dire que ces pays votent à chaque édition les uns pour les autres, ce qui équivaut à se classer mutuellement parmi les 10 meilleures chansons2. Par exemple, en sept participations en finale entre 2004 et 2014, la Serbie a toujours reçu des points des autres pays de l’ex-Yougoslavie sans exception. De même, la Croatie a pu compter sur l’apport sans faille de ses voisins.
Outre ce vote systématique, la force de liens se mesure au nombre de points accordés. La Serbie n’a pas seulement toujours obtenu des points de ses voisins, elle a généralement récolté les plus élevés. Sur les cinq autres pays du groupe, quatre lui ont toujours donné l’un des trois meilleurs scores possibles lors de la finale (8, 10 ou 12 points) : la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, le Monténégro et l’Albanie. La Macédoine fait exception car elle n’a donné que 7 points en 2010, soit le 4e meilleur score… Autre exemple, la Croatie a toujours reçu 10 ou 12 points de la Bosnie-Herzégovine, qui a bénéficié des mêmes largesses des Croates hormis en 2011 (7 points).
Les pays nordiques (Suède, Norvège, Danemark, Islande et Finlande)
Les pays nordiques pratiquent des transferts de points constants lors de l’Eurovision, mais moins forts que ceux qui unissent l’ex-Yougoslavie notamment parce que les points échangés sont en moyenne moins élevés. En outre, la Finlande reste légèrement à part, en étant le seul pays du groupe à ne pas recevoir et distribuer automatiquement des votes des autres pays nordiques, dont elle est, significativement, un peu plus éloignée culturellement, n’étant pas un pays scandinave.
L’ex-URSS (Russie, Biélorussie, Ukraine, Estonie, Lettonie, Lituanie, Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie, Moldavie)
Au centre des liaisons qui unissent ce groupe, on trouve bien évidemment la Russie, mais également la Biélorussie et l’Ukraine. Ces trois pays sont ceux qui reçoivent le plus de votes de la part des pays de l’ex-URSS et ceux qu’on retrouve le plus souvent parmi les pourvoyeurs de points des anciennes républiques soviétiques. S’y ajoutent les États baltes (l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie), qui présentent cependant également des spécificités qui permettent de les ériger en groupe à part entière, les pays du Caucase (l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie) et la Moldavie.
Le lien avec les autres pays du bloc de l’Est hors ex-URSS sont nettement plus distendus. L’analyse reste toutefois lacunaire sur ce point, car en dehors de la Roumanie, ces pays participent irrégulièrement à l’Eurovision.
Les pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie)
En dehors de leur appartenance au groupe de l’ex-URSS, les trois pays baltes présentent des singularités fortes et communes. Ils se distinguent des autres anciens pays de l’URSS par de plus forts liens avec l’Europe de l’Ouest, et particulièrement avec les pays nordiques, qui sont aussi leurs voisins géographiques.
Les couples de pays
Sans appartenir à des groupes, certains duos de pays présentent également des connexions très solides, par exemple, Chypre et la Grèce. Les Grecs accordent systématiquement leurs 12 points (soit le score le plus élevé) à Chypre quand l’île est en finale lors de la période étudiée (2004-2014). En retour, la Grèce a reçu chaque année les 12 points de Chypre. La Roumanie et la Moldavie, ainsi que Grèce et l’Albanie sont unies par le même type de lien.
D’autres couples plus distendus existent. Les votes ne sont pas alors automatiques et les points échangés pas nécessairement les plus élevés. C’est par exemple le cas du Portugal et de l’Espagne, de la Belgique et des Pays-Bas, de l’Irlande et du Royaume-Uni, de Malte et du Royaume-Uni ou de l’Allemagne et de la Suisse.
Un groupe de l’Europe de l’Ouest ?
Tous les pays en dehors des trois grands groupes (ex-Yougoslavie, ex-URSS et nordiques) sont-ils pourtant véritablement des non-alignés ? En dehors de certains couples, les échanges massifs et récurrents de points entre ces autres pays sont absents. Néanmoins, l’analyse des votes montre que les pays d’Europe de l’Ouest reçoivent d’abord des points provenant d’autres pays d’Europe de l’Ouest. La victoire de l’Autriche en 2014 est un exemple probant du vote de ces pays pour l’un des leurs. La candidate autrichienne, Conchita Wurst, a naturellement exacerbé ce clivage Est/Ouest sur la question des minorités sexuelles et il est vrai qu’il s’exprime très rarement avec autant de clarté.
Si la proximité géographique et culturelle joue en Europe de l’Ouest, elle ne donne pas lieu à des transferts de points systématiques et massifs. Parler de groupe géopolitique paraît donc excessif, d’autant plus que la zone géographique d’obtention de points ne couvre pas toujours l’ensemble de l’Ouest. Ainsi, le Royaume-Uni récolte des points pratiquement uniquement au Nord de l’Europe, tandis que l’Italie séduit les pays méditerranéens. En tout état de cause, les pays de l’Ouest, dont la France, ne peuvent compter sur le soutien inconditionnel de leurs voisins comme d’autres États.
B / Les liens de l’immigration
Les échanges de points entre pays liés par l’histoire des migrations peuvent également être très forts, mais souvent pas autant que ceux décrits plus haut. Unissant les pays deux à deux, ces liens sont souvent à sens unique (du pays d’immigration vers celui d’émigration). Ce sont donc généralement des pays de l’Ouest votant pour des pays de l’Est. Ainsi, la Suisse donne souvent des points aux pays de l’ex-Yougoslavie ; l’Espagne, l’Italie et le Portugal à l’Ukraine et à la Roumanie ; l’Allemagne à la Turquie.
Le lien entre l’Arménie et la France doit également être relevé. L’Arménie est le pays votant le plus pour la France à l’Eurovision, en ayant accordé sept fois des points aux chansons françaises sur onze concours. Et la relation est réciproque puisque la France vote systématiquement pour l’Arménie, confirmant le lien historique entre ceux deux pays.
Des performances très inégales entre pays
Ces liens géopolitiques entre les pays sont-ils à la source des victoires ? Les performances à l’Eurovision sont très variées selon les pays. Si l’on tient compte de la capacité à se qualifier en finale et du rang obtenu en moyenne lors de celle-ci, les meilleurs pays à l’Eurovision ces dernières années sont l’Azerbaïdjan, la Russie, l’Ukraine, le Danemark et la Grèce.
La réussite du groupe des « bons élèves » tient à plusieurs critères. Le vote géopolitique semble en être un. En effet, tous les pays ayant les meilleures performances s’inscrivent dans des groupes hormis la Grèce et la Roumanie, celles-ci ayant cependant des liens bilatéraux très forts avec des pays. Pour autant, ce critère n’est pas suffisant, comme le prouve, à rebours, l’absence d’autres pays des groupes géopolitiques parmi les meilleurs élèves et même le fait que certains des moins performants appartiennent également à des groupes géopolitiques.
Le soutien populaire pourrait également être une clé d’analyse. Ainsi, le groupe des bons élèves comporte pratiquement tous les pays nordiques où le concours fait figure de véritable événement, la finale rassemblant souvent plus de 80 % de part d’audience. Cette situation paraît bien exotique en France, où l’Eurovision apparaît anecdotique et ringarde (14 % d’audience pour le concours 2014), un cas qui n’est pas isolé puisque les audiences sont comparables en Italie ou au Portugal.
Enfin et surtout, les meilleurs pays font preuve d’un surinvestissement dans ce concours et il faut bien aussi attribuer leurs performances à une meilleure sélection de chansons, plus susceptibles de gagner l’Eurovision car capables de séduire au-delà des groupes constitués, qui seuls, ne déterminent pas la victoire.
Les « meilleurs » pays identifiés sur ce graphe ont toujours connu la victoire : l’Azerbaïdjan en 2011, la Russie en 2008, le Danemark en 2013, la Suède en 2012 et la Norvège en 2009 (la Grèce avait gagné un peu avant la période étudiée, en 2005, l’Ukraine en 2004 et la Turquie en 2003). La seule exception pour l’heure est l’Arménie, qui malgré un bon ratio de qualification en finale et un appréciable classement moyen lors de celle-ci, n’a toujours pas remporté l’Eurovision. Elle n’y participe cependant que depuis 2006.
Ce graphique permet également de distinguer les victoires atypiques, car étant le fait de pays dont les performances sont relativement moyennes, comme l’Autriche, gagnante en 2014 ou la Finlande en 2006. Ces deux victoires sont également sans doute celles des chansons les plus atypiques sur la période (pour l’Autriche la drag queen barbue Conchita Wurst, pour la Finlande le groupe de heavy metal Lordi dont les membres étaient déguisé en monstres). La victoire de l’Allemagne en 2010 est également celle d’un pays non-aligné.
Ces exemples le montrent, le vote géopolitique ne fait pas tout à l’Eurovision, et le meilleur moyen de gagner reste sans doute de présenter une bonne chanson.
Retrouvez l’analyse complète des résultats.
- Les données d’avant 2004 ne sont pas exploitées car elles ne sont pas comparables avec les données précédentes. En effet, face à l’augmentation du nombre de pays participant à l’Eurovision durant les années 1990, après la chute du mur, les règles du concours ont été modifiées. Une présélection des candidats a été mise en place pour que la soirée d’attribution du prix reste d’une durée acceptable. Depuis 2004, tous les pays qui souhaitent participer au concours présentent leur chanson, en demi-finale ou directement en finale, et tous les pays participants peuvent voter en finale, que leur pays y soit présent ou qu’il ait été éliminé en demi-finale. Entre 1994 et 2003, certains pays ne pouvaient prendre part au concours, éliminés par leurs résultats précédents ou par une présélection a priori, et ne votaient donc pas en finale, ce qui entraîne des données incomplètes. [Revenir]
- Selon les règles actuelles, chaque pays classe les chansons participantes, ce qui lui permet d’attribuer des points aux 10 chansons qui arrivent en tête, chaque pays correspondant recevant alors un nombre de points (12 points pour le premier, 10 pour le deuxième, 8 pour le troisième, 7 pour le quatrième, 6 points pour le cinquième… jusqu’à 1 point pour le dixième). Le classement est à moitié déterminé par les spectateurs du pays et à moitié par un jury national, sauf de rares exceptions – dans quelques pays, seul un jury vote. Entre 2004 et 2008, le vote était uniquement le fait des téléspectateurs et il n’y avait pas de jury. En 2009, le jury a été réintroduit, dans l’idée de réduire le vote géopolitique, auquel le « peuple » serait plus soumis qu’un jury professionnel. Néanmoins, ce vote géopolitique perdure bel et bien et l’analyse ne montre pas de rupture depuis 2009. En outre, la présence d’un jury pose d’autres questions, comme celles de la corruption potentielle des jurés, les soupçons de pressions de la part de certains pays étant récurrents (les soupçons de trucage de certains télévotes nationaux existent également). [Revenir]