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La loi du marché

Par Quinquin @sionmettaitles1

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Épatant semble être un terme quelque peu euphémique, désuet et presque trop solaire pour évoquer le nouveau film de Stéphane Brizé, cinéaste éclairé, qui nous fit déjà valser de bonheur avec son délicat et réservé Mademoiselle Chambon. Magistral semble bien plus approprié à cette œuvre profonde et au caractère bien trempé. Stéphane Brizé ou l’art de filmer le quotidien dans sa plus stricte simplicité, long fleuve fait de murmures, d’amour timide, de regards perdus, de pudeur, de grandeur d’âme et de pugnacité silencieuse. La loi du marché s’apparente à un doux coup de poignard en plein cœur, frère d’armes de ces longs-métrages qui tordent le ventre, serrent les poings et enclenchent les rouages d’une émotion vive. Le réalisateur injecte dans nos veines une dose massive d’ « hyper-réel » et abandonne Vincent Lindon seul au milieu d’acteurs amateurs venant réellement du monde de l’entreprise, pour un résultat extrêmement poignant et d’une judicieuse clarté, comme une ode à la révolte, comme un pamphlet contre une inégalité crasse, comme un refus de baisser la tête face à l’adversité…

Thierry, marié et papa d’un enfant handicapé, traverse la douloureuse épreuve du licenciement. Sentiment d’injustice et de lassitude, remise en question, recherche d’emploi, rejet des employeurs ; l’âge, l’attitude, Thierry paraît dépassé et perdu, doit tout recommencer, ne sait pas se vendre, ne sait pas comment offrir son âme au sauveur. Mais la vie défile et il se doit de subvenir aux besoins de sa famille alors Thierry, comme des millions d’autres, accepte ce qu’on lui offre. Pour lui ce sera vigile dans une grande surface. Une nouvelle carrière à apprivoiser, des angoisses et problèmes financiers à appréhender et de lourdes injustices à supporter feront de cet homme taciturne et digne une victime de la Loi du marché, celle qui broie, celle qui avilit et détruit, celle qui catapulte au pays de l’angoisse et de l’indécence… Sauf si, malgré les enjeux et lourdes responsabilités, l’on parvient à lui tourner le dos et à la piétiner silencieusement, à ses risques et périls…

Seul Vincent Lindon – littéralement admirable –  et son éternel regard bleu-vert ensommeillé et imbibé de mélancolie, cette vraie gueule rongée par l’existence et cette justesse incroyable, pouvait incarner ce demandeur d’emploi confronté à une société répulsive qui répudie et méprise. Un personnage mis en lumière par une réalisation sans fioriture – voire carrément austère –  passant d’une caméra portée tremblotante à l’œil  impudique de caméras de surveillance,  analyse à la fois froide, distante, et intime, presque intrusive, faite de plans serrés appuyés et longilignes ; focalisation sur une absence de violence vindicative et hurleuse, et mise en exergue d’une colère feutrée, tout intérieure, qui ne se débat ni ne frappe et qui pourtant ravage. Stéphane Brizé filme cette « petite France » (la « France d’en bas » si chère au plus idiot – Jean-Pierre Raffarin – des plagiaires de Balzac et comparses), ces « petites » mains, ces « petites » gens qui donnent leur vie et leurs espérances pour un futur que tout un chacun espère un peu plus rayonnant. Le spectateur se débat au milieu d’une violence sociétale vomitive qui s’acharne sur les plus faibles et place Thierry dans le rôle du « bourreau » ; ce vigile lui-même victime, tenu de faire régner l’ordre, de réprimander et d’humilier, confronté au vol et au désespoir. Confronté à ces concitoyens qui malgré un travail et un salaire chapardent pour vivre ou pour se soustraire maladroitement à la loi. Confronté à des collègues que l’on lapide pour quelques points « volés » sur une carte de fidélité ou quelques bons de réduction glissés dans la poche. Une réalité crue qu’il est  de bon ton de révéler, un hyperréalisme qui froisse le cœur, une brutalité sourde insupportable incarnée par la condescendance « bienveillante » (et émétique !) de cette banquière qui jongle avec les vies comme elle jongle avec les chiffres, de ce conseiller Pôle Emploi débordé et tristement inutile, ou de ce directeur de supermarché inflexible et moralisateur. Bienvenue dans un monde où chacun se mure dans le silence et se plie pour conserver le peu qu’il possède. Où chacun tente de s’en sortir comme il le peut.  Ou chacun s’applique bien malgré lui à être le broyeur de l’autre…

 La loi du marché – ou si tu ne marches pas tu crèves- n’est ni pathétique, ni outrancier, ni caricatural. Juste factuel et sec comme un coup de trique. Un film qui ne pourra déranger que ceux qui ne savent pas, ne se sentent pas concernés ou refusent de voir. Une œuvre éprouvante, catharsis cinématographique traversée par de fugaces instants de bonheurs. Aucune fausse note, un sujet maîtrisé et une fin poignante qui, si elle ne rayonne pas d’espoir, illumine de liberté et de courage ; la témérité d’un homme blessé et insoumis non disposé, malgré une situation précaire, à accepter les diktats et autres camouflets, un personnage à l’humanité débordante, héraut des temps modernes au message insonore et pourtant d’une intensité éclatante…

La loi du marché est un bijou rare, qui n’a pas vocation à s’encanailler mais à refléter dans son plus simple apparat une société qui surnage et risquerait bien de se noyer si dans les plus hautes sphères l’on ne daigne enfin entendre cette « petite France » qui souffre et qui gronde.

À voir impérativement…


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