Le miroir panoptique

Publié le 24 mai 2015 par Albrecht

Les miroirs peuvent être agencés dans une vision panoptique qui cherche à prendre  possession complète du sujet, avec des points de vue multiples, ou selon  plusieurs modes de représentation.

Première technique : autant de miroirs que de points de vue.


Femme triple
Vers 1900

Deux miroirs à angle droit montrent de profil et de dos cette élégante, qui expose avec didactisme les charmes de ses sous-vêtements.

L’axe des miroirs coïncide avec le centre du corset, et ces deux appareils conspirent  pour  mettre en valeur les symétries :

  • de face entre le buste et les hanches,
  • de profil entre le buste et la croupe.

Femme quadruple
Vers 1970

Le dispositif  des miroirs détourne  l’attention des thèmes plutôt épicés que cette photographie effleure   : le striptease, l’inversion de sexe (pisser debout) et le masochisme (l’oeil du photographe rampant au niveau de la lunette des toilettes, le coin de serpillère coincé sous le talon).



Andy Warhol Aux Miroirs,
1977, photographie de Philippe Morillon

Même dispositif au service d’un auto-érotisme cérébral.


Vivian Maier
Autoportrait

Tout en finesse et en discrétion, Vivian Maier résout la complexité des cadres  baroques et des miroirs imbriqués en une image toute simple de son profil, penché sereinement  sur son Rolleiflex.



Deuxième technique de la vision panoptique : deux miroirs suffisent, à condition de choisir le bon angle…


Fillette quintuple
Vers 1900

Cet effet d’optique fut à la mode  au début du XXème siècle. Il suffisait de deux miroirs faisant un angle de 75° pour l’obtenir, comme le montrent les schémas ci-dessous :

Scientific American, 6 Octobre 1894

Mistinguette
vers 1927

Après les fillettes, les gambettes…


Chat entre deux miroirs

Preuve par les miroirs que les chats ont neuf vies….

Troisième  technique de la vision panoptique : la juxtaposition du miroir, et du tableau dans le tableau. En général pour une auto-célébration  du pinceau, rivalisant d’exactitude avec la glace.

Autoportrait

Johannes Gumpp,  1646, Gallerie des Offices, Florence

Sur le papier posé en haut du cadre, on peut lire « Johannes Gumpp im 20 Jare 1646″ : composition plutôt ambitieuse pour un jeune homme de vingt ans.

Johannes, le sourcil et le pinceau levé, la patte sur l’appuie-main,  est donc en train de se tripliquer sous nos yeux. Le vrai Johannes, que nous ne voyons que de dos, ressemble-t-il plus au reflet ou au portrait en cours ? Assurément au portrait, qui nous montre son regard fixé fièrement droit devant, tandis que le miroir montre un regard de biais :

l’instantané est pris au moment du coup de pinceau, pas au moment du coup d’oeil sur le modèle.

« Le miroir montre un objet, l’objet de la représentation. Le tableau monte un sujet : la peinture à l’oeuvre »    Jean-Luc Nancy, Le Regard du portrait, Paris, Galilée 2000 (Incises), pp. 93

Johannes Gumpp,  1646, Schloss Schönburg Galerie, Pöcking

Sur cette autre version, les deux visages sont strictement identiques :

l’instantané est pris, cette fois,  au moment où Johannes se regarde dans le miroir,

où le peintre coïncide avec le modèle, où le sujet fusionne avec l’objet.


D’où l’impression d’artifice et de vie suspendue que dégagent, par rapport à la version florentine, ces deux visages identiquement réifiés.

En toute naïveté, le jeune peintre nous  conduit ici directement  à  l’aporie du discours sur la rivalité entre miroir et pinceau. En montant d’un cran dans l’abstraction, le « miroir dans le tableau » et le « tableau dans le tableau » aplatissent leurs différences, révèlent leur identité inévitable : car si Gump-reflet et Gumpp-peint  sont chacun fidèles à Gumpp-de-dos,  alors Gumpp_reflet  est fidèle à Gumpp_peint, et réciproquement.

Reste qu’à vingt ans, on ne fait pas que philosopher sur l’Art, on s’amuse …

 …comme le rappelle  la fiasque de vin à l’extrême gauche, qui fait écho à la flûte posée sur le chevalet.

Toujours côté miroir, la bouteille vide semble faire couple avec deux autres objets du chevalet : la coquille qui sert à préparer la couleur et le récipient sphérique, sans doute une burette  :

comme si  la fugacité de l’eau était mise  en balance avec la permanence de l’huile,

qui sèche lentement mais fixe pour toujours la couleur.

En contrebas, les deux animaux qui se défient confirment la même  opposition : côté miroir, un chat, animal fugace et volontiers fourbe, tel  le reflet qui passe ; à droite le chien, animal fidèle et permanent, tel la peinture.

Intriguant, déstabilisant,  le double-portrait de Gumpp conjugue

une Vanité de vieillard (le miroir,  le vin, la flûte)

et l’espérance juvénile d’une forme d’éternité par l’Art.

(pour plus de détails, voir  http://www.academia.edu/1102002/Mirrors_Masks_and_Skulls

et http://it.wikipedia.org/wiki/Johannes_Gumpp)


Un Dandy
Honoré Daumier, 1871

Entre portrait et miroir, le dandy jouit de toutes les représentations de lui-même, le lorgnon à la main pour examiner les détails.

La canne, le lorgnon et le haut-de-forme posé sur le divan démarquent les objets du peintre – l’appuie-main, le pinceau, la palette :

ne faut-il pas voir dans ce dandy une caricature  du Critique, cet artiste manqué

qui pousse la fatuité jusqu’à s’admirer lui-même, confondant tableau et miroir ?


Autoportrait
Alfred Le Petit, 1893

Le caricaturiste Alfred Le Petit oublie tout humour pour cette représentation pompeuse de Lui-Même, véritable hymne au poil et à la calvitie. L’effet d’abyme des deux miroirs permet les vues de profil, de trois quarts et de dos, tandis que la vue de face, la plus noble, est dévolue à la peinture.

Savant et exact, ce dispositif veut mettre en valeur sous tous les angles le savoir-faire de l’artiste. Mais en caressant son image de la pointe de la barbiche et de la pointe des moustaches, le peintre se réduit  à une sorte de pinceau rotatif, pris dans une auto-flatterie quelque peu ridicule.


Autoportrait au chevalet
Spilliaert, 1908, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

Pour comparaison, cet autre effet d’abyme auquel s’est risqué Spillaert.  Pour ajouter à l’étrangeté, le bord inférieur du second miroir, qui passe au milieu des feuilles posées sur la table, a été omis dans la première itération. De même, le recto du chevalet ne montre qu’une feuille blanche, et la vue de dos du peintre est brouillée :

comme si la peinture refusait de tenir la promesse fallacieuse, faite par le miroir, d’une vision totalisante.

Triple autoportrait
Norman Rockwell, couverture du Saturday Evening Post du 13 février 1960,
Musée Norman Rockwell, Stockbridge

Dans ce triple autoportrait de Rockwell, réalisé à l’occasion de la parution de son autobiographie, l’humour s’allie à la virtuosité dans une synthèse brillante de ses conceptions artistiques.

Le pygargue américain et le casque doré qui somment le miroir et le chevalet, la série d’autoportraits  célébrissimes en cartes postales (Dürer, Rembrant, Picasso, Van Gagh) indiquent une intention glorieuse : rivaliser avec les plus grands.

Mais la feuille d’études accrochés sur la toile blanche, le chiffon fourré dans la poche arrière, les pinceaux et les allumettes jetés sur le sol, la corbeille à papiers débordante, disent combien la réalisation est laborieuse. La fumée qui sort de la poubelle et le casque de pompier sont d’ailleurs une allusion à l’incendie  accidentel qui, en 1943, détruisit l’atelier d’Arlington.


Le peintre à la pipe inclinée, qui se penche à la limite de la chute vers son propre reflet, semblable au verre de coca en train de glisser sur le livre d’art, équilibre par la probité du pinceau et de l’appuie-main l’ image trop flatteuse qu’il n’a pas l’intention de finir.

D’ailleurs, aveuglé par ses lunettes opaques, l’artiste littéralement ne voit rien

…c’est son oeuvre qui regarde à sa place, l’oeil rajeuni et la pipe plus virilement  horizontale.

Dali de dos peignant Gala de dos

éternisée par six cornées virtuelles

provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs

Dali from the back painting Gala from the back eternalized by six virtual corneas

provisionally reflected in six real mirrors

1972-73, Figueras, Théâtre-Musée Dali.

En fixant le centre des deux vues, vous devriez voir avec un peu d’entraînement  se creuser l’image stéréoscopique conçue par Dali, qui fonctionne malgré l’inachèvement des visages et du paysage.

Les couleurs différentes, dans les deux vues,  des rideaux et de la chemise créent en se superposant un effet satiné.

Comme d’habitude chez Dali, le titre pose question : provocation surréaliste, ou devinette rationnelle ?

Faut-il chercher les six miroirs dans le cadre particulièrement complexe, qui semble déjà en  imbriquer deux ?

Etat final supposé

Faut-il chercher les six cornées dans l’état final du tableau ? Le mot « provisoirement » suggère que Dali a tenu compte de son inachèvement, et qu’il faut donc rechercher la solution dans le tableau tel que nous le voyons.


Les six cornées ne sont pas trop difficiles à trouver : d’arrière en avant, ce sont celles de Gala, de Dali et du spectateur. Pourquoi virtuelles ? Parce que, malgré leur relief,  les deux personnages du tableau ne sont que des illusions d’optique ; et que le spectateur n’est lui-même qu’un fantôme anonyme, dont le coup d’oeil  va déclencher, éternellement,  le surgissement de l’image au travers de ses cornées de passage.

Les six miroirs  sont plus difficiles à deviner : sans doute  s’agit-il d’une allusion au dispositif   dans lequel l’oeuvre est habituellement présentées : deux miroirs à angle droit permettent de regarder séparément  les deux tableaux (chacune avec son miroir peint), et d’obtenir sur les  deux rétines les images de ces miroirs : donc au total six miroirs.


Mais pourquoi réels ? Parce que nous sommes ici non pas dans le domaine subjectif de l’image 3D telle qu’elle est perçue, mais dans le mécanisme objectif qui relie, à gauche et à droite,  trois éléments du monde réel :

  • la surface peinte,
  • la surface réfléchissante,
  • et la surface projetée au fond de chaque rétine.