Une information donnée par l’écrivain enseignant : Ton texte va être présenté par deux étudiantes qui ont planché dessus. OK. Je n’imagine que très moyennement comment les auteurs appréhendent la réception de leurs oeuvres. Sont-ils compris? Est-ce que leurs mots vont rencontrer le public? Qu’est-ce qui résulte de ce match entre le lecteur et l'écrivain ? J’ai remarqué la profonde attention que les écrivains accordent à la lecture de leurs textes. En particulier, lors des Lectures de Gangoueus, l’émission littéraire que j’anime pour Sud Plateau TV. C’est l’un des moments que j’apprécie particulièrement, la lecture des morceaux choisis. J’ai comme l’impression que la tension atteint son comble à ce moment de l’émission. Toute l’énergie de l’écrivain est prise par cette lecture de ce qu’il a posé sur feuille que la voix de l’autre lui renvoie. Comme si la boucle se bouclait. J’ai d’ailleurs souvent eu le sentiment que tout se joue dans cet échange entre l’écrivain et son lecteur lors du tournage de l'émission. Le reste n’étant que bavardage, analyse de forme, etc.
Pour revenir à SciencesPo, ma nouvelle « Bonjour! » a été décortiquée par Tiphaine et Hadja. Une mise a nue stimulante comme savent très bien le faire des étudiants passionnés et passionnants. Cette intervention fait suite à plusieurs lectures de nouvelles écrites par les étudiants présents. Dans le cadre du module animé par Emmanuel Goujon, des étudiants de 1ère année délivrent des nouvelles portant sur l’Afrique, en font une lecture et l’enseignant apporte son regard et son évaluation. A mon arrivée, j’ai droit à deux lectures de ces nouvelles. Je dois souligner que le dernier texte est porté par une réelle originalité, une narration rythmée par le regard apeuré d'un personnage dans un contexte de guerre qui malgré, tout en fuyant balles et éclats d’obus, observe une société éventrée. S’il y a toujours une forme de clichés à se représenter l’Afrique sous le prisme de la guerre, de la misère, du viol, ce qui m’a réellement plu dans le texte de cette étudiante, c’est l’écriture. Si elle dépasse le cadre de l’exercice imposé pour tenter d’autres expériences littéraire, c’est une plume qui pourrait être très engageante…
Concernant « Bonjour! », je pense que pour Emmanuel Goujon, tout son plaisir est de me mettre dans la situation de l’auteur face à des lecteurs et des lectrices. J’avoue que ce fut…grisant, surtout quand on réalise que Hadja et Tiphaine ont pris le temps de bien me lire ma nouvelle et qu’elles ont relevé moult aspects selon leurs angles respectifs d’observation. Comme je vous livre mes impressions en vrac, j’aurais l’honnêteté de vous dire que j’ai pensé, pendant de leur exposé, au luxe que ce serait d’avoir le temps de lire hors d’un RER, de peaufiner tendrement sa chronique chez soi, la faire vibrer avec d’autres textes à la manière de Ramcy. Oui, quel kif, prendre le temps de lire et d’aller au fond des choses, du propos d’un auteur. Vivre pour écrire les plus belles critiques littéraires... Bon, la digression terminée, nous pouvons revenir aux choses plus sérieuses.
Le thème majeur de la marge / marginalité a été observée. Les tensions, entre la marginale (personnage au centre de Bonjour!) et le monde qui l’entoure décryptées. Deux mondes qui semblent évolués sur deux rails, où une volonté de construire un pont constitue toute l'entreprise de cette nouvelle. Un point secondaire, de mon point de vue, a retenu l’attention d’une des intervenantes. Le mot nègre. Il est certain que l’usage que j’en fais dans la nouvelle n’est pas anodin. Mais les échanges auxquels il a donné lieu a été très riche d’enseignements pour moi. Qui a le droit de prononcer ce mot? Pourquoi l'avoir utilisé ? Vu que l’identité du personnage de la nouvelle se révèle progressivement, son origine raciale si je peux utiliser cette expression consensuelle permet de comprendre qui prononce le mot tabou. Pour moi, il me semble le contexte de la narration : un monologue intérieur qui autorise pas un discours politiquement incorrect, qu'on soit noir, blanc ou bleu. Je ne vous retranscrirais pas le détail des réflexions qui appartiennent aux étudiants du cours d’Emmanuel Goujon. Mais, j’ai aimé au final cet arrêt sur image.
Il est intéressant de rappeler que le mot « Nègre » n’a pas la même portée infamante quand il est prononcé au Sénégal ou Cameroun par exemple. Au Sénégal, les mots de Césaire et Senghor autour de la négritude ont porté leur fruit. En rentrant chez moi, toujours poursuivi par ces pensées autour du mot polémique, je me suis souvenu dans un des poèmes du Cahier d’un retour au Pays natal, Aimé Césaire décrit avec maestria ce nègre, qui au-delà de la race, incarne tous les marginaux de la terre. De Calcutta à Brazzaville…
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes panthères, je serais un homme juif
un homme-cafreun homme-hindou-de Calcuttaun homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pasl’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-tortureon pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer - parfaitement le tuer - sans avoir de compte à reborde à personne sans avoir d’excuses à présenter à personneun homme-juifun homme-pogromun chiotun mendigot
Cahier d'un retour au pays natal, Aimé Césaire p.20 Ed. Présence africaine
Mine de rien, ce mot Nègre, introduit dans cette nouvelle pose encore mieux la question de la marge. Le Nègre de Césaire ne se réduit pas uniquement à l'esclave, au Noir de la Martinique. C'est le marginal absolu que chacune de nos sociétés produit avec des degrés de violence variables.
Les mots sont malades mais il est possible de les soigner a dit Hervé Le Corre, après l’usage du mot sulfureux « camarade » prononcé à l’endroit de deux romanciers polonais qui participaient avec lui au Salon du livre de Paris… « Camarade »…Je me souviens avoir eu cette discussion avec un romancier que j’aime beaucoup qui regrettait la banalisation de l’usage du mot Nègre. Et quand je lui renvoyais le fait que les haïtiens l’utilisent à tout bout de champ, ayant vidé le mot de toute la souillure historique, de sa purulence nauséabonde, cet écrivain haussait les épaules en me disant que "c’est tout le problème!". Il est certain qu’il y a eu un sympathique blocage. Alors que je termine Amour colère et folie de Marie Vieux-Chauvet, haïtienne, je réalise que j'ai eu une lecture un peu rapide de l'exploitation de ce mot en Ayiti. Dans Le Méridional, roman sur le métissage, Henri Lopès exprime la complexité et une certaine prudence à l'usage :
- Parce que, de mon côté, je vous prenais pour un Antillais, et puis, surtout, je m'étonne qu'un homme de couleur...
- Je ne suis pas un homme de couleur, mais un nègre. Je n'ai pas peur du mot, moi.
- Je m'étonne donc qu'un Noir...
- Je vous ai dit un nègre.
- ... n'ait décelé à mon teint , et à certains traits physiques, que j'avais du sang noir.Le Méridional, Henri Lopes, p.85, Editions Gallimard
Les échos de cette discussion à SciencesPo continuent de nourrir mon regard sur les littératures du Sud. Comme vous le constatez, je suis incapable de parler d'un texte que j'ai écrit. Plus que de questions raciales, il est avant tout une réflexion sur la perte, sur le sens de la vie, l'expiation et un regard sur la marginalité. Il est publié chez L'Harmattan dans le recueil Sous mes paupières - Extérieur vies.
Sous mes paupières : Extérieurs vies
Collectif Palabres autour des Arts - Préface de Sami TchakLareus Gangoueus, Emmanuel Goujon, Dibakana Mankessi, Joss Doszen, Touhfat Mouhtare, Reine Mbéa, Marien Fauney NGombé, Aurore Foukissa, Rachid Santaki, Liss Kihindou
Editions L'harmattan, 2014