Contes animaliers d'Argentine : l'apport des peuples originaires [Disques & Livres]

Publié le 21 mai 2015 par Jyj9icx6
Depuis le début mai et jusqu'au 10 juin 2015, mon prochain livre, Contes animaliers d'Argentine, est en souscription chez son éditeur, les Editions du Jasmin, au prix de 12 € frais de port compris.
Il s'agit d'un recueil de dix-huit contes traditionnels, oraux à l'origine, de 126 pages, illustré par Jimena Tello, elle-même Argentine vivant à Buenos Aires où elle enseigne ce métier qu'est l'illustration.

Détail de la couverture (par Jimena Tello)
Le mate et le poncho sont deux des apports amérindiens à la culture et à l'identité argentine
Le mate vient des guaranis (nord-est argentin et Paraguay)
Le poncho vient des populations andines
Tous les deux sont répandus sur tout le territoire national


Dans cette sélection, le lecteur attentif discernera en filigrane de nombreux emprunts, plus ou moins marqués, à la culture précolombienne. En effet et en dépit de ce qu'aurait souhaité la République Conservatrice (1860-1880) qui a fixé l'image fallacieuse d'une Argentine blanche et européenne pour installer son autorité dans les relations internationales, les campagnes argentines se sont bel et bien métissées au fil du temps depuis l'arrivée des premiers Espagnols au début du XVIème siècle dans l'actuel Nord-Ouest du pays. Aujourd'hui, avec la stabilisation de la démocratie, revenue en 1983, ces peuples originaires revendiquent leur place dans la Nation. Ces contes sont là pour témoigner qu'elle n'est pas usurpée, y compris et surtout sur le plan culturel.

Carte des peuples originaires en Argentine
extraite du site Ecyt.ar
Cliquez sur l'image pour la lire confortablement


Cet apport amérindien est évident dans deux contes, où il a été explicitement identifié comme tel par la philologue Berta Elena Vidal de Battini. La somme des traditions orales qu'elle a recueillies au cours des années 40 à 70 dans toute l'Argentine est devenue aujourd'hui la référence de toutes les études du conte dans le pays (voir à ce propos ma présentation initiale du 29 avril 2015). Le premier des deux vient de Formosa, une province à la frontière du Paraguay. Je l'ai intitulé Les noces de Corzuela (1). Il montre une nette influence de l'ethnie coya (ou colla, les deux orthographes coexistent). L'autre est un conte tehuelche de Chubut, intitulé Le renard et les fourmis (je n'ai pas eu besoin de changer la moindre lettre à ce titre puisqu'il est construit comme celui d'une fable de La Fontaine. Le public peut donc l'appréhender à tout âge sans difficulté).
Dans Les noces de Corzuela, le daguet gris, qui veut marier sa fille, se comporte à la manière d'un cacique, le chef d'une communauté colla. Il soumet à des épreuves les prétendants à la main de sa fille, réduits ici à deux. Par ailleurs, Les noces de Corzuela semble fusionner deux récits différents, à moins qu'il ne dédouble des épreuves qui auparavant n'en formaient peut-être qu'une. Toujours est-il qu'au-delà de cette double épreuve typiquement amérindienne (2), la marque précolombienne se retrouve encore à deux autres endroits :
  • d'abord dans l'exigence du daguet qui réclame à son futur gendre la peau entière d'un poulain. Vous avouerez qu'en Europe, la peau entière d'un équidé, ce n'est pas vraiment dans nos traditions ! Or il s'agit bien là d'une offrande qui était jusqu'au XIXème siècle au moins très appréciée chez ces peuples du nord de l'Argentine et de la cordillère des Andes : en effet, de ce cuir ils savaient faire un récipient de forte contenance où ils conservaient et d'où ils distribuaient les boissons et singulièrement l'eau-de-vie dont ils faisaient libation et dont ils s'enivraient au cours de fêtes extatiques qui duraient plusieurs jours (3) ;
  • ensuite dans cette flûte que l'un des deux prétendants se taille dans le tibia de l'autre, qui a trouvé la mort au cours de la seconde épreuve (bien fait, c'était un tricheur !). Il est clair que si les Européens avaient conçu cette conclusion, ils auraient imaginé le vainqueur taillant l'instrument dans une canne ou un roseau. Certainement pas dans un os et encore moins s'il provient d'un animal découvert mort sur le chemin.

A travers ces différents éléments, on voit que ce conte s'est construit sur un matériau mêlé d'une grande richesse d'influences croisées.
Dans Le renard et les fourmis, le premier cherche à s'introduire chez une fourmi pour la voler mais l'insecte appelle ses congénères pour se défendre contre cet ennemi géant et va opposer à la ruse légendaire du renard la puissance de la solidarité de la fourmilière. C'est en effet toute la communauté qui échafaude puis met en œuvre sa stratégie contre le renard. Ce conte est d'origine mapuche. Dès lors que l'on connaît ce détail, il n'est nul besoin d'être devin pour relire ici l'histoire tragique de ce peuple refoulé tout au long du XIXème siècle, de 1829 jusqu'à 1885, dans les terres de plus en plus hostiles du sud de la Patagonie. Aujourd'hui encore, les Mapuches sont en lutte contre certaines grandes entreprises internationales (4) auxquelles dans les années 1990, le gouvernement de Carlos Menem a concédé, sans aucune contrepartie pour leurs légitimes occupants, d'incroyables étendues d'un territoire dont jusqu'alors on leur avait laissé un usufruit tout théorique et qu'ils considèrent comme des terres sacrées. Dans le conte, ce sont les fourmis qui gagnent et je vous laisse découvrir avec quelle arme du pauvre elles y parviennent. Là encore, la morale est sauve. Et l'histoire est renversée car dans la réalité, le peuple mapuche a été si bien combattu par les Blancs qu'il a bien failli disparaître de la surface de la Terre.

Extrait de Contes animaliers d'Argentine (p 101)
avec crédit en sur-impression
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Dans les deux cas, les adultes pourront lire ces contes en voyant en arrière-plan ces réalités ethnologiques sans grande aide extérieure. En revanche, si vous souhaitez que votre enfant puisse décrypter les sous-entendus, il vous faudra l'accompagner tout au long de sa lecture pour le premier. Pour le second, le jeune lecteur pourra être laissé seul, pour autant que vous lui aurez donné cette clé d'interprétation. Dans les deux cas, les contes peuvent aussi être lus au premier degré, sans arrière-plan, comme deux histoires plutôt rigolotes et un peu exotiques où le méchant perd à la fin.
Dans d'autres contes, on trouve encore des traces de métissage. C'est le cas du conte Le Meilleur ami du chien (Misiones) qui contient une vision guaranie, passablement nostalgique du passé heureux de cette région lorsqu'elle était placée sous la conduite des jésuites (dont la présence protégeait les populations autochtones de l'exploitation asservissante espagnole, qui n'a pas tardé à se manifester dans ces régions du nord de l'Argentine et de l'actuel Paraguay dès l'expulsion des jésuites en 1767). Je vous laisse découvrir qui est ce mystérieux meilleur ami du chien tout en vous expliquant que le terme de perro (chien) désigne depuis longtemps en Argentine les Indiens puis tous les sans-grade de la société d'origine européenne (c'est encore le cas pour les saisonniers agricoles dans certains domaines dont les patrons s'assoient sur le droit du travail et en ville, à l'égard de certains bidonvilles). Et comme toujours en Argentine, le peuple a repris ce vocabulaire à son compte pour le revendiquer par bravade et avec l'insolence que mes lecteurs connaissent déjà bien à travers le tango : bien de abajo (bien d'en dessous) ou nobleza de arrabal (noblesse du faubourg), etc. (voir mes anthologies de tangos argentins, publiées aux Editions du Jasmin et chez Tarabuste Editions).
C'est encore le cas de La Guerre des griffes et des piques (Jujuy), dont je vous ai dit dans mon article initial qu'il figurait sans doute la Guerra Gaucha, qui s'est faite indifféremment avec des Blancs et des Indiens. Mais il se pourrait tout aussi bien que ce conte renvoie à la révolte de Túpac Amaru (dit aussi Túpac Amaru II) dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, alors qu'au nord, grondait la révolution des Etats-Unis et que le roi d'Espagne faisait expulser les jésuites de ses royaumes. Après une carrière d'officier dans l'armée espagnole, le colonel José Gabriel Condorcanqui Noguera, marquis de Oropesa (1741-1781), métis royal descendant du dernier Inca, Túpac Amaru (1545-1572), se mit à la tête de la dernière grande révolte amérindienne et combattit jusqu'à la mort le pouvoir colonial, sous le nom de son illustre ancêtre. L'un des parents maternels de San Martín, le gouverneur Jeronimo Matorras, fut envoyé dans le Gran Chaco noyer dans le sang toute velléité d'imiter de près ou de loin cette terrible rébellion.
Dernier conte qui présente un net apport amérindien : Les filleuls du renard (Neuquén). Un conte qui évoque, du côté mapuche, la tentative des Blancs de répandre l'école dans tout le territoire et d'y soumettre les peuples originaires à une époque où les instituteurs avaient mission de leur inculquer la culture européenne et de les rendre oublieux de leur propre culture, que la République Conservatrice et pire encore la Generación del Ochenta (1880-1916) croyaient n'être qu'une simple barbarie (5), à la manière des Grecs anciens qui méprisaient toute culture non-hellénique (y compris la culture romaine et ce, jusque très tard dans l'Empire).
A ces cinq contes, on pourrait sans doute ajouter encore celui que j'ai choisi pour représenter la province patagonienne de Río Negro, Don Leoncito, le petit puma qui était déjà presque grand, où la rencontre entre ce petit gredin de Leoncito avec un certain "animal-debout" ressemble bigrement au choc des Amérindiens avec les Blancs et leurs redoutables armes à feu pendant la Conquête du Désert sous la conduite du général Julio Argentino Roca (l'équivalent argentin du général Sheridan aux Etats-Unis. Vous savez ? Celui qui donnait cette définition ignoble du bon Indien...) (6)
Pour en savoir plus sur cet univers des peuples originaires en Argentine, je ne saurais trop vous conseiller deux sources documentaires en ligne : la série réalisée sur le sujet par Canal Encuentro, la chaîne culturelle et éducative du service public télévisuel argentin, et disponible en ligne sous forme de très nombreux extraits vidéo portant sur la vie quotidienne, la musique, les croyances, l'artisanat, etc. et le site (argentin, hispanophone) de l'Encyclopédie des Sciences et des Techniques en Argentine (Ecyt) de Carlos Eduardo Solivérez, qui l'anime depuis 2005, d'où est tirée la très belle carte que j'ai intégrée à cet article.

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Contes animaliers d'Argentine est en souscription jusqu'au 10 juin 2015 avant sa sortie en librairie à la fin du printemps. Prix : 12 € frais de port compris, en offre de lancement. Télécharger le bon de souscription Et nous pourrons en parler de vive voix aux deux salons du livre où je serai présente d'ici la sortie du recueil, en Ile-de-France (au château de Fontainebleau les 29, 30 et 31 mai puis place St-Sulpice au Marché de la Poésie de Paris à la mi-juin). Vous en entendrez parler aussi sur l'antenne de TSF98, le 30 mai à 12h30, dans l'émission animée par Serge Davy, C'est pas à moi que tu vas faire écouter ça.
Pour aller plus loin : découvrez la collection Contes d'Orient et d'Occident sur le site des Editions du Jasmin lisez les pages consacrées à ce sixième ouvrage sur mon site Internet lisez les autres articles de Barrio de Tango, rassemblés sous le mot-clé Contes A Arg. Les articles concernant les peuples originaires ont pour mot-clé PO dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.

Et demain, nous entrons dans le long week-end de la fête nationale, fixée en Argentine au 25 mai, date anniversaire de l'abolition de la vice-royauté en 1810.
(1) Dans Contes animaliers d'Argentine, les titres sont de mon invention, car les contes traditionnels n'ont pas de titre. Chaque conteur les désigne selon sa fantaisie, dans les rares occasions où il a besoin de le faire. Dans un recueil écrit, destiné qui plus est à un public européen, il est important d'attribuer à ces contes des titres qui reflètent le contenu du récit, surtout si des enfants comptent dans le public ciblé par l'ouvrage. J'ai donc remplacé les titres austères retenus par Berta Elena Vidal de Battini pour organiser et classer la matière de son étude au profit de titres dynamiques, émotionnels, imagés, rendant compte d'une histoire avec un début, un milieu et une fin. Dans la somme de Vidal de Battini dont je vous ai parlé dans mon premier article et que je cite dans le préambule, ce conte s'appelle La hija (la fille) de la corzuela, la corzuela étant un cervidé appelé en français daguet gris, sans doute parce que les premiers Européens à l'avoir vu l'ont pris pour un jeune cerf mâle. (2) J'ai tâché de conserver, à l'attention des adultes, le caractère peu logique de cette double épreuve tout en liant le récit pour fournir une lecture fluide aux enfants qui s'amuseront beaucoup à voir les deux rivaux disputer une nouvelle épreuve, la première s'étant terminée en mauvaise blague de l'un contre l'autre. (3) Dans San Martín par lui-même et par ses contemporains, j'ai présenté en anglais et traduit en français un passage des Mémoires du général William Miller, Anglais d'origine. Avec un talent presque cinématographique et déjà quasi hollywoodien, il y raconte la grande négociation de San Martín avec les caciques Pehuenches en septembre 1816, juste avant le départ de l'Armée des Andes pour la libération du Chili. Il décrit très précisément les échanges de cadeaux entre les deux délégations et l'usage que les Indiens font des chevaux, dont ils sont à la fois d'admirables dresseurs et de grands consommateurs (San Martín par lui-même et par ses contemporains, Editions du Jasmin, pp. 64-73) (4) Il s'agit surtout de Benetton qui a intégré dans son empire jusqu'à la production de la laine avec laquelle il fabrique ses pulls. Ce sont des terres particulièrement aptes à l'élevage ovin, comme les îles Malouines, soit dit en passant ! Las Malvinas son argentinas, comme le clame le slogan désormais officiel qui s'affiche dans tous les transports publics argentins, par terre, mer et ciel. (5) Il ne rentre pas dans les limites de cet article d'aborder en profondeur ce thème essentiel de l'élaboration culturelle argentine dans la seconde moitié du XIXème siècle mais l'opposition entre barbarie et civilisation, formulée par Sarmiento, a été une pierre de fondation de l'organisation politique du pays et des programmes scolaires, qui s'en remettent à peine aujourd'hui. Ils sont encore fortement bâti sur l'étude de la culture européenne et retrouve à peine la capacité de valoriser ce qui est né et s'est forgé en Amérique, avant et après la conquête espagnole. Pourtant cette capacité s'était manifestée clairement dans les projets d'école lancés par les révolutionnaires et les indépendantistes des années 1810-1820, qu'il s'agisse de Mariano Moreno et Manuel Belgrano, tous les deux à Buenos Aires, ou de José de San Martín lorsqu'il était gouverneur de Cuyo, à Mendoza. (6) Pour ceux de mes lecteurs qui ne seraient pas très familiers avec les légendes du Far-West, la célèbre phrase Un bon Indien est un Indien mort n'a jamais été dite par le major general Custer mais c'est la reformulation d'une déclaration de son supérieur, le général Sheridan, qui a mené les guerres indiennes à l'issue de la Guerre Civile, comme Roca a conduit la Conquête du Désert après la guerre du Paraguay (où l'Argentine a agrandi son territoire au détriment de son voisin du nord en 1870).