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César Aira - La luz argentina [Buenos Aires, Centro Editor de America Latina, 1983]
La luz argentina (La lumière argentine) est un livre de César Aira qui – de même que son premier opus, le Moreira de 1975 – occupe une place particulière dans son extensive bibliographie (90 livres selon le dernier rapport de la cour des comptes), pour le simple fait d’être parfaitement introuvable, n’ayant connu qu’une seule édition, en 1983. Depuis, l’auteur s’est toujours refusé à sa réédition. Dès lors, le texte est devenu quasi mythique et on serait en droit de soupçonner qu’il s’agit là d’une volonté consciente de l’auteur, cohérente en tout cas avec sa stratégie éditoriale, tendant à privilégier – en parallèle avec les quelques titres qu’il publie irrégulièrement chez de gros éditeurs – les petites maisons, dont la distribution est à l’image de la clandestinité. Aira aime créer le désir chez son lecteur, qui se voit ainsi obligé de se convertir en chasseur de trésors, si – à l’instar de ces collectionneurs d’obscurs comics et autres opuscules mal imprimés - il veut mettre la main sur chacun de ses innombrables petits livres. Dans de telles conditions, naturellement, une fois que l’on parvient à lire enfin ce trésor parmi les trésors – dans mon cas, c’est un ami qui a bien voulu me prêter son précieux exemplaire -, on est en droit de se demander si la valeur littéraire de La luz argentina est à la hauteur de l’aura qui l‘entoure et si celle-ci n’est pas seulement consubstantielle à sa rareté. Or, histoire de ne pas y aller par quatre chemins, il faut bien admettre que le livre ne déçoit nullement.
Ecrit en 1980 et troisième livre publié par son auteur, deux ans après l’un de ses chefs d’œuvres avéré, Ema la captive, il s’agit d’un texte remarquable où la poétique d’Aira est déjà au faite de sa puissance, provocante, libre, arbitraire, absurde, tout en complexités paradoxales et aériennes, entretramant en permanence – comme toujours chez lui – théorie du littéraire et pratique de la littérature.
Centré autour du couple petit bourgeois formé par Reynaldo et son épouse Kitty, enceinte, il concentre son intrigue flottante (qui, plus qu’une intrigue, tient d’un état permanent) autour d’une série de récurrentes coupures d’électricité, plaie qui semblait très répandue au moment où l’auteur écrivit son livre. À chaque fois que la lumière disparaît – généralement pour plusieurs heures – Kitty tombe dans un état catatonique, quelque soit l’activité (le plus souvent une non-activité, car elle est une oisive, ce qui ne l’empêche pas d’être également hystérique) dans laquelle elle se trouvait plongée. Il ne reste alors à son mari qu’à l’accompagner délicatement jusqu’à son lit puis à lui parler des heures durant en improvisant n’importe quel récit absurde jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Le lendemain, une fois le courant revenu, l’incident semble oublié. Aira travaille donc la répétition, puisque cette comédie de la catatonie et l’accompagnement vers le sommeil se répète un nombre incalculable de fois au cours d’un livre qui, contrairement à certain textes particulièrement délirant d’Aira, maintient une grande unité thématique d’un bout à l’autre, se permettant par contre de multiples apartés (fable zen du maître et de l’apprenti ; hilarant concert de chanteurs de tango aphones ; résumés de séries policières télévisuelles qui se ressemblent toutes comme deux gouttes d’eau, etc), comme autant de variations parfois exogènes avant de revenir au thème de la lumière et de son interruption ; thème qui se voit d’ailleurs magnifié lors d’une aussi improbable que fascinante tempête magnétique qui zèbre des jours durant la ville d’éclairs paranormaux, attirant les visiteurs du monde entier.
Contemplé et vécut depuis leur appartement au vingt cinquième étage d’un immeuble portègne, le temps pour le couple semble s’annuler, se faire cyclique, au rythme des coupures toujours recommencées d’électricité. Ce temps, Reynaldo semble le contempler sur son balcon, un verre de whisky en main, les nuits sans lumières, une fois sa femme enfin endormie, comme s’il le voyait s’entremêler aux volutes de ses cigarettes qu’il ne cesse jamais de fumer. Ce temps hors du temps, toujours identique et toujours différent fonctionne ici comme une espèce d’annulation du romanesque dans un texte qui ne cesse pourtant d’en faire la théorie (du romanesque, s’entend, particulièrement dans les dernières pages), comme une mise en abime ironique du roman, ce vieux colifichet bourgeois, qui sous la plume d’Aira se convertit en un artifice oscillant entre la veille (Reynaldo, l’insomniaque) et le sommeil (Kitty la dormeuse), l’intérieur (l’appartement) et l’extérieur (le monde réel, loin de la fantaisie du sommeil).
Nos deux personnages, nous préviens l’auteur au tout début du livre, « se verraient limités, jusqu’à ce qu’ils soient vieux et meurent, à représenter les apologues de l’indifférence, pas même des romans, moins que des fables : des bandes dessinées, des dessins animés ». Et pourtant, s’empresse d’ajouter Aira, « cela fut réel, une saison parfaitement réelle et tangible, avec ses heures, ses semaines, ses pluies et tout le reste » (ma traduction). La fiction (ou pire, le simulacre de la fiction : « des bandes dessinées, des dessins animés ») et le réel, entremêlés, comme deux faces de la même monnaie. Pour fantaisiste que soit son inspiration ou son imaginaire (ce qui revient sans doute au même), la littérature d’Aira n’en reste pas moins profondément capable de créer de surprenant « effets de réel » (à ne pas confondre avec l’ennuyeux réalisme), ce qui n’est pas la moindre de ses qualités, et sans doute encore une des manières de donner à son travail une belle consistance. L’art, pour tout dire, de construire du n’importe quoi qui tient debout. Chez Aira, tout est possible parce qu’en premier lieu il sait comment s’arranger pour que cette possibilité ait lieu.
L’indifférence également, « les apologues de l’indifférence », comme si rien n’importait, rien ne pesait, comme une sorte de modus operandi pour notre argentin ; l’art en tout cas d’écrire des livres sans gravité (dans les deux sens du terme). Des personnages qui n’en sont pas, ou à peine (la psychologie, c’est dit, n’intéresse guère Aira, ou alors sous forme parodique), et qui ne s’avèrent pourtant pas non plus des caricatures, car si indéniablement Reynaldo et Kitty représentent une certaine idée du couple petit bourgeois dans tout ce qu’il a de plus conventionnel et prévisible (l’appartement coquet ; l’enfant à naitre ; le travail dans une grande entreprise du mari tandis que l’occupation de sa femme – créer des costumes pour l’opéra – ressemble plus à un passe temps de bonne bourgeoise qu’à un vrai travail, etc), il ne s’agit pas d’un trait que l’auteur cherche à appuyer. À vrai dire, on pourrait presque croire que ça ne l’intéresse pas ; là encore, il joue les indifférents. Les motivations d’Aira, d’ailleurs, sont en général plutôt abstraites. Un jeu d’oppositions par exemple : le mari très cultivé, capable de disserter sur la philosophie zen et de pousser toute sortes de raisonnements abscons voire absurdes jusqu’à des hauteurs qui pourraient aussi bien s’avérer des tréfonds, versus la femme écervelée, idiote, le regard figé dans le vide à peine le courant s’est-il fait la malle. La construction de paradoxes encore, convertissant ainsi la répétition – je paraphrase – en « la forme moderne de l’interruption », soit les coupures de courants – interruptives de part leur nature – converties, puisque l’interruption, à force d’interrompre n’interrompt plus, en un continuum qui donne sa structure à un roman qui pourrait sinon paraitre amorphe et qui pourtant ne l’est jamais.
Au fond – et histoire de faire une petite pirouette pour finir cette note sur un livre de toute façon non traduit et introuvable – Aira dans La luz argentina comme dans beaucoup de ses livres défit l’argumentation de l’éventuel critique ou exégète (et pourtant, ils ne manquent pas ces exégètes ; combien de livres, d’articles, de thèses n’ont pas été écrits sur son œuvre, certains très pertinents d’ailleurs), car s’il ne cesse d’inscrire sa propre théorie au cœur de ses fictions, celle-ci est aussi fuyante que ses narrations elles-mêmes, et c’est une des raisons de l’attrait de son œuvre : un objet profondément poétique, libre, généreux, contradictoire qui – comme tout objet profondément poétique, libre, généreux, contradictoire – reste dans son essence insaisissable. C’est particulièrement le cas ici, dans ce récit où il ne se passe rien, si ce n’est la disparition régulière du courant, et où pourtant – comment le dire autrement ? – la magie ne cesse d’apparaitre, sans faire pour autant grand cas d'un tel miracle. L'indifférence - réelle ou apparente - est peut-être le secret, le "truc" d'Aira, le meilleur antidote en tous cas contre les effets gratuit et autres vulgarités communes. Le petit monde de Reynaldo et Kitty comme une capsule hors du temps et des facilités, le récit dans toute la pureté de son impureté, n'offrant rien de plus - à quoi bon ? - que ce qu'il est en lui même: un récit.