J'essaie de ne pas trop vous abreuver de Stefan Zweig et de ne vous parler que des livres qui pourraient aussi vous plaire. C'est parfois difficile de faire le tri mais je pense que celui-ci pourrait vous intéresser !
Sont rassemblés dans Le Monde sans sommeil deux articles (Le Monde sans sommeil et Ypres) et deux nouvelles (Episode sur le lac Léman et La Contrainte) autour de la première guerre mondiale. Ce petit recueil de 170 pages est donc très complet puisqu'il nous permet de découvrir les différentes facettes de Stefan Zweig et sa position complexe face au premier conflit mondial. Le romancier et l'homme européen engagé qui sont en lui se complètent et s'assemblent dans ce recueil pour nous donner un point de vue particulièrement intéressant sur la guerre 14-18.
Avec Le Monde sans sommeil, c'est sa vision (incroyablement juste) de la guerre que nous propose Stefan Zweig. Un monde sans sommeil, c'est d'une part un monde qui ne bénéficie plus d'un sommeil réparateur et apaisant mais qui doit vivre sans repos et dans l'angoisse permanente ; d'autre part, un monde sans sommeil c'est aussi un monde toujours en mouvement, dans un dynamisme perpétuel et même dans une certaine excitation. Malgré son caractère pacifique, et incompatible avec la guerre, Stefan Zweig a 33 ans lorsqu'il écrit cet article le 14 août 1914 : la guerre vient à peine de commencer et nourrit des sentiments très patriotes envers l'Autriche et l'Allemagne. C'est cette ambiguïté qui est exprimée dans cet article : « aucun n'a le droit de dormir tranquillement dans la monstruosité de l’excitation ».
On remarque déjà dans ces quelques lignes que Stefan Zweig avait la grande qualité d'être tout à fait clairvoyant et perspicace par rapport à sa propre époque. C'est bien une guerre totale que nous décrit ici l'auteur « toute une humanité a désormais la fièvre nuit et jour », « Jamais, depuis qu'il existe, le monde n'a été aussi globalement énervé, aussi intégralement excité ». L'information circule en outre à une vitesse incroyable et chacun sait ce qu'il se passe de l'autre côté du globe en temps réel : « L'humanité tout entière écoute, et par le miracle de la technique la même réponse lui parvient au même moment ». Le verdict est sans appel : « ce qui se produit à présent est sans exemple dans l'histoire ».
A travers cet article, c'est donc les différentes émotions et étapes que lui font vivre la guerre, cet « état de veille effroyable et tout-puissant » qu'il décrit (le drame, l'excitation, la destruction, la reconstruction nécessaire) et c'est également du bouleversement d'une époque qu'il témoigne : les hommes sont maintenant tous connectés les uns aux autres, « chacun, dans son frisson intérieur, va bien au-delà du cercle courant de son existence ».
Dans Episode sur le lac Léman et La Contrainte, les deux nouvelles suivantes, ce sont deux expériences de la guerre que nous décrit Stefan Zweig. Dans le premier, un déserteur russe n'ayant plus aucun sens des distances croit rejoindre son pays en traversant à la nage le lac Léman. Triste et perdu, les suisses vont tenter de lui faire comprendre par tous les moyens que la Russie n'est pas de l'autre côté du rivage...
La seconde nouvelle, qui est aussi le plus long texte du recueil, met en scène une situation et un personnage assez classiques chez Stefan Zweig. Les amoureux de l'auteur y retrouveront tout ce qu'ils aiment chez lui ! Ferdinand, peintre, s'est réfugié en suisse avec sa compagne pour ne pas être mobilisé. Tous les deux profondément pacifistes, ils se sont toujours dit qu'ils ne participeraient pas à ce massacre. La fameuse lettre de mobilisation arrive pourtant finalement, et ce petit bout de papier bouleverse alors les convictions les plus profondes du héros : après tout, pourquoi n'irait-il pas à la guerre ? Il veut, lui aussi, connaître un destin commun à sa génération, assumer son devoir patriotique et se battre pour son pays. Alors que sa femme Paula lui interdit d'y aller « Si tu me quittes pour t'enrôler, pour suivre ces assassins en uniforme, il n'y aura pas de retour. Je ne partage pas avec des criminels, je ne partage pas un être humain avec ce vampire qu'est l'Etat. C'est lui ou moi - maintenant il faut choisir », Ferdinand va subir pendant dès jours ce dilemme intérieur, ce combat avec sa conscience, ses convictions et son sentiment du devoir. Ira-t-il combattre auprès de ses compatriotes ?
Enfin, l'article Ypres, écrit en 1928, nous invite à réfléchir sur l'après-guerre de manière assez originale puisque Stefan Zweig s'y interroge sur le tourisme de la grande guerre. Ypres est en effet une ville située en Belgique et qui a été complètement détruite par la guerre, et en 1928, le temps n'est plus au recueillement mais à la mémoire : la ville est envahie de prospectus, de touristes et de voyages organisés. La ville est devenue un « great show », et pourtant Stefan Zweig y décèle encore toute l'émotion de ce premier conflit, sent les pas des soldats sur le sol. A quelles conditions peut-on accepter ce « spectacle épouvantable », cette « kermesse au-dessus des morts » ?
Avec ces quatre textes, Stefan Zweig nous propose une vision très complète de la première guerre mondiale : en tant que déserteur, mobilisé, patriote, ennemi, allié... et c'est toute sa personnalité qu'il nous donne à voir par la même occasion. Peut-être est-ce à ce moment-là que s'est cristallisé son esprit européen. Un recueil hyper enrichissant que je conseillerais à tous ceux qui s'intéressent à la première guerre mondiale et à l'histoire de l'Europe (ce serait d'ailleurs une lecture scolaire que j'aurais adorée...). Ce livre pourrait-il vous intéresser ?