(Dessin de Carlos Latuff)
Les chiffres souffrent d’un peu d’imprécision mais, pour s’en tenir à ceux que fournit Human Right Watch, plus de 40 000 personnes ont été incarcérées en Egypte entre juillet 2013 et décembre 2014 pour des raisons politiques. En plus des 1 400 manifestants qui ont déjà trouvé la mort, des centaines de condamnation à la peine capitale attendent d’être exécutées (c’est le cas de le dire). En bonne place dans la file d’attente, Mohamed Morsi, président élu renversé par un militaire putschiste il y a bientôt un an et demi.
On n’en est pas encore là pour la dernière victime célèbre en date, mais cela pourrait venir. Mohamed Aboutrika, celui qui était encore récemment le capitaine de l’équipe nationale de foot, a vu ses avoirs au sein d’une société de tourisme être gelés dans le cadre d’une enquête pour complicité de terrorisme. L’homme qui a marqué 33 buts pour la sélection de son pays auquel il a apporté, ainsi qu’à son club, le Ahly, d’innombrables victoires, celui qui a été consacré, à quatre reprises, « meilleur footballeur d’Afrique », a en vain contesté cette décision. D’un strict point de vue légal, le crime qui lui est reproché pourrait le conduire jusqu’à l’échafaud, même s’il est probable que l’affaire n’ira pas jusque là. Malgré toute son arrogante stupidité, encore récemment démontrée lorsque le Garde des Sceaux a expliqué (avant d’être contraint à la démission) qu’il fallait être de bonne famille pour être magistrat et que cette fonction ne pouvait donc pas échoir à « un fils d’éboueur », la « justice » égyptienne n’osera sans doute pas affronter la colère de l’immense foule des supporters pour qui « le magicien » (un de ses surnoms dans les stades) est une icône nationale.
(Sur le maillot : “Nous sommes avec toi, ô Envoyé de Dieu”)
En effet, à peine connue, la nouvelle a fait régir en masse les réseaux sociaux sur lesquels se sont créés toutes sortes de groupes de soutien, avec des mots-dièses tels que #Aboutrika_n’est_pas_un_criminel ou encore #Aboutrika_ligne_rouge (#أبوتريكة_خط_أحمر). Dans un pays où il n’est pas sans risque de s’opposer publiquement au régime militaire, même les milieux sportifs se sont mobilisés. On a ainsi vu des joueurs, et jusqu’à des commentateurs sportifs, prendre ouvertement parti pour l’ancien capitaine qui a pourtant officiellement « déchaussé ses crampons » depuis bientôt un an et demi. En plus d’être un footballeur légendaire, Mohamed Aboutrika est en effet un homme d’exception dont les engagements tranchent dans un milieu où la tête sert plus à marquer des buts qu’à formuler des idées. A plus d’une reprise, il a ainsi profité de la présence des caméras sur le terrain pour manifester, tantôt son désaccord avec les caricatures insultantes contre le prophète de l’islam, tantôt sa solidarité avec les victimes des bombardements israéliens sur Gaza (en 2008).
S’il affirme n’avoir jamais milité pour eux, Aboutrika n’a jamais fait mystère non plus de ses sympathies pour les Frères musulmans – lesquels ont tout de même été portés au pouvoir par une majorité de votants s’exprimant dans un vote jugé plus démocratique qu’il n’est de coutume dans ce pays, faut-il le rappeler. Lorsque le Conseil suprême des forces armées était encore au pouvoir, avant l’élection de Morsi, il avait ainsi refusé de serrer la main du maréchal Tantawi, alors président par intérim, puis celle du ministre des Sports, en signe de protestation contre le massacre de quelque 72 supporters de son club dans un stade de Port-Saïd. De l’avis de beaucoup, une véritable embuscade tramée par la police pour se venger des « ultras », ces groupes de supporters, extrêmement organisés, qui ont joué un rôle important lors des affrontements révolutionnaires.
Comme à l’accoutumée, le régime égyptien a « lâché les chiens » pour tenter de salir la réputation d’un homme dont la générosité et la rigueur morale étaient jusque-là montrées en exemple (récemment encore, il aurait financé le pèlerinage de familles de victimes de la révolution, parmi lesquelles se trouvaient des policiers et des militaires). Dans les médias, on se dépense par conséquent beaucoup pour expliquer que personne ne saurait se soustraire à la loi, pas même l’idole des foules égyptiennes, le « tueur souriant » – القاتل الباسم : autre surnom de cet attaquant hors-pair à l’élégance inégalable. Il n’empêche que, dans son entourage, on se demande si le caudillo égyptien n’a pas fait une erreur de calcul : comme le dit en substance James Dorsey, observateur attentif du « monde turbulent du football au Moyen-Orient », en s’attaquant à une figure aussi populaire auprès de ses concitoyens, tous partis confondus, le maréchal Sissi, cet autre « tueur souriant », au sens propre de l’expression cette fois, a peut-être pris le risque de déclencher un mouvement d’opinion aux conséquences imprévisibles.