Le parti pris est donc passionnant. Le point de départ théorique en semble néanmoins discutable, qui consiste à estimer que le XIXe siècle, avec la figure de Nietzsche, aurait porté un coup fatal à la spiritualité et la religion, et qu'on n'en retrouverait ainsi que des "traces" dans l'art du XXe siècle. Si le désenchantement du monde est un phénomène relativement évident dans les sociétés occidentales du XIXe siècle, pourquoi penser les spiritualités des artistes du XXe siècle uniquement comme des "traces"? Le terme semble bien faible quand on voit l'ambition des œuvres exposées, et l'impact esthétique de certaines d'entre elles.
Certes, il n'y a souvent pas de continuité entre les traditions desquelles se réclament les artistes et les artistes eux-mêmes, et on ne peut ainsi que rarement parler d'art religieux au sens institutionnel du terme. Mais si les artistes construisent leurs spiritualités de manière hétéroclite, pourquoi ne pas parler alors de "constructions du sacré", ou de "quêtes du sacré"? L'implication spirituelle de certains artistes dans leur pratique artistique semble souvent trop importante pour qu'on parle seulement de "traces", qu'on fasse comme si le sacré n'était qu'une influence parmi d'autres, alors que vraisemblablement elle joue un rôle central dans la création de beaucoup des œuvres exposées.
Tous les angles de vue possibles entre art et sacré semblent en tout cas avoir été adoptés, du blasphème de certaines œuvres contemporaines à l'architecture religieuse du Corbusier, en passant par l'art extatique de l'expressionnisme abstrait, la photographie spirite de la fin du XIXe siècle, la mythologie surréaliste et les réflexions théosophiques des membres du Bauhaus.
Parmi les raretés inattendues, une sculpture de Rudolf Steiner, une splendide esquisse de Munch, un autoportrait d'Aleister Crowley, ainsi que des originaux de son tarot de Thoth, conservés au Warburg Institute de Londres. Un pont inattendu, parce que très peu étudié, est également fait entre l'œuvre de Crowley et les artistes de la beat generation, avec la projection notamment du film Lucifer Rising de Kenneth Anger (1972, avec une musique psychédélico-expérimentale de Jimmy Page). Un grand moment de bonheur devant ce délire satanico-égyptien. Je me suis même demandé si ce film n'avait pas inspiré le scénariste de L'exorciste... mais c'est une autre histoire. En attendant, vous avez jusqu'au 11 août pour aller voir cette exposition, qu'on peut à mon humble avis qualifier d'historique.