Comme des fourmis
C’est l’été, une journée radieuse et torride. Je suis étendu sur l’herbe, dans la cour de notre prison. Dans mon dos, je sens une bosse de sable. Je m’assois et me retourne: c’est une fourmilière.
Colin McGregor, prison de Cowansville dossier Chroniques d’un prisonnier
Crédit photo: Troup Dresser
De petites créatures noires entrent et sortent de leurs tunnels finement creusés, des créatures bien organisées et occupées à leur survie. Je songe à m’en débarrasser.
À la place, je me lève et me rassois un peu plus loin dans l’herbe.
Vous ne devriez jamais marcher sur une fourmilière, si vous pouvez l’éviter.
Si vous le faites, vous détruirez peut-être le meilleur modèle nous permettant de comprendre comment vivre en société. En marchant sur une fourmilière, vous venez d’éliminer toute une communauté. Une communauté rassemblant plusieurs générations, dont chaque membre s’active à des tâches bien définies. Laissée à elle-même, une fourmi, solitaire et fragile, n’aurait aucune chance de survie en ce monde cruel.
Les cités et les villes, les écoles et jusqu’aux prisons s’organisent comme une fourmilière. En fait, en la piétinant vous détruisez notre plus grand espoir d’un avenir meilleur pour la Terre. Parlez-en à Edward O. Wilson.
Les vêtements froissés, l’air maussade, le professeur Wilson, un universitaire américain de 85 ans, est une sommité mondiale dans l’étude des fourmis. Sa main chassant une longue crinière blanche de son front, il rédige des ouvrages sur ce thème qui le passionne.
Wilson est le fondateur respecté de la «sociobiologie», une science qui étudie la sociabilité humaine, sans tenir compte des mythes et des légendes. Elle observe comment nous organisons nos vies et cherche à en comprendre le fonctionnement.
Wilson en a eu l’idée en observant des fourmilières: de toutes les espèces vivantes qui peuplent notre planète, seulement une vingtaine s’organise de manière «eusociale». Ce terme signifie que plusieurs générations se rassemblent, divisent les tâches et travaillent en équipe pour survivre. Les fourmis, les termites, les rats-taupes et les humains sont parmi les rares qui travaillent de cette façon.
Selon le professeur Wilson, nous avons commencé à travailler de manière collective il y a deux millions d’années, lorsque nos premiers ancêtres sont devenus
chasseurs-cueilleurs. Pour survivre dans un monde difficile, nous avons dû répartir les tâches: certains allaient à la recherche des mammouths laineux, alors que d’autres demeuraient au foyer. À mesure que le volume de notre cerveau augmentait, nos outils, nos œuvres et notre langage se raffinèrent. Le langage nous permettait de mettre en garde nos semblables à l’approche d’un lion, de leur décrire ses dimensions et de leur dire à quelle distance il se trouvait…
Nous, les humains, avons bien vite trouvé des raisons pour nous quereller, comme les différences raciales, les religions, la politique. Mais les fourmis ne se soucient pas des croyances religieuses de leurs congénères. Elles se contentent d’aller au boulot pour la survie de la fourmilière. «Il nous faut nourrir la reine; trouver des feuilles; reconstruire la butte en un lieu plus sûr, lorsqu’un abruti vient de bousculer notre domicile.» Le succès du groupe devient celui de l’individu.
Le Café Graffiti est «eusocial»: rempli de danseurs et de travailleurs sociaux, d’écrivains et de poètes, de peintres et de rappeurs de tous les âges. Des adolescents cools tolèrent les plus vieux; les aînés orientent les jeunes, leur donnent quelques conseils et bien sûr, comme dans chaque famille, de l’argent et des provisions.
Mais la vraie bataille au cœur de l’humanité, nous dit Wilson, se fait entre les ambitions personnelles et les intérêts du groupe. Chacun vise ses propres objectifs en dehors de la famille ou du village. Si on vous pénalise parce que vous aidez quelqu’un, vous risquez de devenir moins serviable. À l’école, les étudiants cessent de coopérer dès qu’on commence à les évaluer sur une courbe en forme de cloche. Dans cette forme d’évaluation, un enseignant doit couler certains étudiants, donner des notes moyennes à d’autres et n’octroyer qu’un nombre restreint de «A».
Lorsqu’on insiste pour qu’il y ait ainsi des gagnants et des perdants, une salle de classe devient un nid de vipères et non plus une fourmilière. Les jeunes se dénoncent; ils trichent; ils cachent les meilleures sources d’information, afin d’en savoir plus que les autres.
Rien ne fonctionne mieux qu’une fourmilière. Les humains n’ont pas encore atteint ce niveau d’efficacité. Mais ils y travaillent. À l’école, des instituteurs enseignent aux plus jeunes qu’eux : les enfants, les jeunes adultes, mais aussi aux plus vieux. Je travaille dans une école pour adultes, à l’intérieur d’une prison. Il s’en trouve de tous les âges, des plus jeunes aux plus âgés, chacun d’eux s’efforçant d’obtenir le diplôme d’études secondaires.
Certains sortent de prison avant les autres, même lorsqu’ils ont commis le même crime. Cela nourrit le ressentiment et la compétition. Une prison peut être un nid de scorpions. Il y a d’autres facteurs qui expliquent cela, bien sûr. Mais il y a là aussi des gens qui essaient sincèrement de devenir meilleurs, beaucoup plus que vous ne pouvez l’imaginer.
Crédit photo: Samantha Henneke
Il y a même des pays qui travaillent «eusocialement» mieux que d’autres. L’économiste parisien Thomas Piketty écrit, dans son livre au succès mondial Le Capital au XXIe siècle, que dans les sociétés anglo-saxonnes, les gens croient que le jeu de l’économie est faussé lorsque chacun prospère à l’intérieur du groupe. Afin que le système capitaliste fonctionne convenablement, croient les Anglos, il doit y avoir des gagnants et des perdants, des très riches et des très pauvres. Selon eux, il serait sain que de grands manoirs côtoient les ghettos.
Pourtant, de nombreux pays riches ne partagent pas cet avis: les Scandinaves, les Allemands et même les Français ne pensent pas ainsi. Ils considèrent, au contraire, que ces grandes disparités de revenus nourrissent le crime et la corruption. Ils ne voient pas, dans l’existence des quartiers pauvres, la preuve que les dés ne sont pas pipés.
Edward O. Wilson croit que nous pouvons vivre comme des fourmis. En suivant leur exemple, nous pouvons unir nos forces, jeunes et vieux, riches et pauvres, noirs, blancs et bruns… pour faire face au réchauffement de la planète, à la menace nucléaire et à la pauvreté. Un jour, croit-il, nous apprendrons la leçon des fourmis. Nous n’allons pas nous éteindre comme les dinosaures. Nous allons survivre.
Ses idées en ont fait la risée du milieu universitaire américain. «Ça n’arrivera jamais», soutiennent ces lettrés. «Nous aimons trop la compétition. Vous êtes un rêveur. Tenez-vous-en à vos fourmis.» Parvenir au sommet au détriment des autres, voilà le «rêve américain». C’est une croyance commune chez les Anglos. Winston Churchill, l’Anglo par excellence, a dit un jour: «Je sais que nous ne sommes que des vers, mais je suis un ver luisant.»
Tous ceux qui œuvrent au sein du système scolaire québécois savent surement qu’une classe remplie d’Anglophones sera plus bruyante, turbulente et beaucoup plus compétitive qu’une classe de Francophones. Et les Deux Solitudes se sont toujours comportées ainsi.
Qui a raison? Avez-vous besoin de voir vos semblables échouer pour donner un sens à votre vie? Pouvez-vous être heureux simplement en aidant les autres? L’historien britannique Yuval Noah Harari souligne, dans son nouveau livre Sapiens : une brève histoire de l’humanité (Sapiens: A Brief History of Humankind), que la plus grande lacune du savoir humain réside dans le peu d’études consacrées au bonheur et à la souffrance. Personne ne sait vraiment ce qui nous rend heureux. C’est ce qu’il nous faudra découvrir, si nous voulons évoluer en tant qu’espèce.
Espérons que les fourmilières comme le Café Graffiti deviennent la norme, et non l’exception. Et la prochaine fois qu’on me traitera de fourmi, je remercierai cette personne du compliment.
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Les livres de Colin McGregor
Journaliste dans divers médias à travers le pays; Halifax Daily News, Montreal Daily News, Financial Post et rédacteur en chef du Montreal Downtowner. Aujourd’hui, chroniqueur à Reflet de Société, critique littéraire à l’Anglican Montreal, traducteur et auteur aux Éditions TNT et rédacteur en chef du magazine The Social Eyes.
Parmi ses célèbres articles, il y eut celui dénonçant l’inconstitutionnalité de la loi anti-prostitution de Nouvelle-Écosse en 1986 et qui amena le gouvernement à faire marche arrière. Ou encore en Nouvelle-Écosse, l’utilisation répétée des mêmes cercueils par les services funéraires; scoop qui le propulsa sur la scène nationale des journalistes canadiens.
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Ce guide est écrit avec simplicité pour que tout le monde puisse s’y retrouver et démystifier ce fléau social. En français. En anglais.
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