L’agriculture «climate smart» : L’alibi climatique au service de l’industrie agroalimentaire
Publié le 18 mai 2015 par Cmasson
Ce qu’affirment l’industrie et les États
En 2014, des États (dont la France), acteurs non gouvernementaux et organisations internationales se sont réunis au sein d’une « Alliance mondiale pour l’agriculture intelligente face au climat » (Global Alliance for Climate-Smart Agriculture - GACSA). L’objectif affiché : créer un environnement scientifique, politique et économique favorable au développement d’une agriculture qui « augmente la productivité et la résilience (adaptation) des cultures de manière durable, favorise la réduction/élimination des gaz à effet de serre (atténuation), améliore la sécurité alimentaire nationale et contribue à la réalisation des objectifs de développement du pays ».
Le concept de « climate-smart agriculture », sur lequel s’est construit l’Alliance mondiale (mais également des alliances régionales), est notamment porté par les grands acteurs privés de l’agro-industrie, ainsi que par les pays présentant un secteur agro-industriel important. Les acteurs de ce secteur y voient une opportunité d’autopromotion et de développement de nouveaux marchés (par exemple pour les biotechnologies et la pétrochimie) et de nouvelles sources de revenus (par exemple via la valorisation sur le marché du potentiel de séquestration du carbone lié aux cultures de rente dans lesquels ils sont spécialisés).
La réalité
La légitimation d’un modèle agricole industriel à grande échelle
La « climate-smart agriculture » sert d’alibi aux décideurs pour ne pas s’engager dans la transformation profonde des modèles de développement agricole et des systèmes alimentaires. C’est pourtant ce que requièrent la lutte contre l’insécurité alimentaire et contre les changements climatiques, au Nord comme au Sud. Cette Alliance passe à côté de l’objectif prioritaire de renforcement des agricultures familiales paysannes : celles où le travail et le capital restent principalement familiaux, celles qui entretiennent un lien très fort avec les territoires, celles qui peuvent porter une approche agroécologique, pour une bonne gestion des ressources naturelles locales. Ce sont les seules à mêmes de répondre véritablement au défi climatique et alimentaire et aux objectifs de lutte contre la pauvreté.
En légitimant un modèle agro-industriel à grande échelle, la « climate-smart agriculture » et son Alliance proposent une réponse inadaptée au double défi climatique et alimentaire. Les systèmes d’agriculture intensive en intrants chimiques et en énergies fossiles sont les principaux responsables des émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole. Les cultures d’exportation pour les marchés internationaux, portées par l’agro-industrie, viennent aussi concurrencer les agricultures familiales paysannes et les cultures vivrières (pour l’accès aux terres et aux ressources naturelles, notamment dans les pays du Sud). Enfin, l’accès aux semences ou le recours à des intrants chimiques contrôlés par l’agro-industrie crée des situations de notamment dans les pays du Sud.
L’absence de critères sociaux et environnement et de mécanisme de suivi
L’institutionnalisation de ce concept de « climate-smart agriculture » au travers de la création de l’Alliance mondiale est particulièrement inquiétante. D’une part, parce qu’il n’y a pas de mécanisme de suivi-évaluation et de cadre de redevabilité, ni pour les acteurs engagés, ni pour les projets qui seront valorisés comme « climate-smart ». D’autre part, parce qu’il n’y a aucun critère social ou environnemental permettant de garantir l’intérêt de ces projets. Enfin, il y a un risque majeur de créer un espace politique concurrentiel aux négociations en cours à l’Onu, qui défendrait les positions de quelques-uns ou s’érigerait en « prescripteur », orientant largement les politiques internationales.
Ni le concept de « climate-smart agriculture », ni son Alliance, ne devraient être inscrits à l’Agenda des solutions porté par la présidence française de la COP21, ou dans l’accord international qui sera adopté à Paris.
Yara : la mainmise des intérêts privés sur la « climate-smart agriculture »
Yara, entreprise norvégienne, leader mondial des engrais chimiques, s’est déjà approprié le concept de « climate-smart agriculture ». Elle est membre de la GACSA en son nom propre et via deux associations professionnelles (Fertilizer Institute, International Fertilizer Industry Association) et un organisme de certification (Global G.A.P.). Nul doute que les intérêts privés de Yara sont donc bien représentés au sein de l’Alliance.
Dans un article publié en mars sur son site internet, le vice-Président de Yara déclare : « Je crois que c’est en 2015 et 2016 que nous pourrons passer d’un mouvement mondial à de réelles actions sur le terrain. Et les mots clés sont « climate-smart agriculture », un domaine pour lequel Yara a des produits et de l’expertise ». Le lien est fait systématiquement entre la « climate-smart agriculture » et la logique d’« intensification durable » qui mise sur l’augmentation de la productivité agricole et un usage massif des pesticides et des intrants chimiques. L’agriculture est réduite au seul enjeu de production, sans prise en compte de sa multifonctionnalité. Un lien de causalité directe entre augmentation de la production agricole et sécurité alimentaire est établi, alors que la sécurité alimentaire repose également sur trois autres piliers : accès, qualité, stabilité. Dans son discours, Yara indique que l’objectif d’une « climate-smart agriculture » est de produire plus sur le même espace agricole pour éviter les rejets de gaz à effet de serre liés l’expansion de l’agriculture sur les forêts et les tourbières. L’enjeu central d’une transformation profonde de nos systèmes alimentaires n’est jamais abordé.
L’entreprise fait de son expérience en Tanzanie, avec le projet de « Southern Agricultural Growth Corridor », un exemple d’investissement agricole qui pourrait être rendu « climate-smart ». Une base bien fragile, quand ce projet est l’objet de grandes inquiétudes, avec des risques forts de dégradations de zones écologiques sensibles ainsi que d’accaparements de terres et de ressources naturelles dont dépendent les petits producteurs locaux. (cf. « Take Action: Stop EcoEnergy’s land grab in Bagamoyo », Tanzania, ActionAid, mars 2015).