Note : 5/5
Les relations compliquées et tortueuses, ainsi que les dédales de psychés torturées ont toujours été des constantes de la filmographie de Desplechin. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que le héros de son deuxième long-métrage, Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) (1996), déjà interprété par Mathieu Amalric, s’appelle Paul Dédalus. Non seulement ce patronyme était la manière de caractériser un personnage perdu dans ses relations amoureuses, mais il était aussi la manière de fonder une autre variante usuelle de la filmographie de Desplechin qui s’évertue à faire force de toutes ses inspirations au fur et à mesure que son œuvre se déploie. Ainsi « Dédalus » n’est rien d’autre que le nom d’un des héros autobiographiques d’un des romanciers préférés du réalisateur, James Joyce.
© Jean-Claude Lother Why Not Productions
S’il est important de rappeler les racines littéraires de la cinématographie desplechienne, c’est que le héros de Trois Souvenirs de ma Jeunesse est une nouvelle variation sur le même personnage, une nouvelle histoire reprenant non seulement Dédalus comme personnage principal, mais aussi sa compagne de Comment je me suis disputé, Esther. Et si les deux personnages se rencontrent ici aux portes entre l’adolescence et l’âge adulte, il ne s’agit toutefois pas vraiment d’un prequel de la deuxième œuvre de Desplechin. En réalité, Trois Souvenirs de ma Jeunesse est plutôt une forme de reboot de l’histoire originelle du couple alors interprétée par Amalric et Emmanuelle Devos.
La genèse de Trois Souvenirs, et de ses personnages, est d’autant plus passionnante que le dernier film d’Arnaud Desplechin se déploie comme une œuvre à la fois romanesque et littéraire, dans laquelle se retrouvent les fantômes de sa filmographie. Comme le réalisateur qui se souviendrait éventuellement de son enfance et de son adolescence à Roubaix, Paul Dédalus se retrouve victime de la force du retour des souvenirs de sa vie passée. Alors que la dimension romanesque des récits, ainsi que la volonté d’écrire des dialogues littéraires, ont toujours été l’ambition du réalisateur, jamais ce dernier n’aura atteint aussi bien son objectif.
Il aura fallu un passage psychothérapique aux Etats-Unis (Jimmy P. réalisé en 2013) pour que Arnaud Desplechin nous prouve, non seulement qu’il est toujours un réalisateur sur lequel on peut compter, mais surtout qu’il est capable de toujours se renouveler et de toujours aller plus loin. Trois Souvenirs de ma Jeunesse est certainement aujourd’hui son meilleur film. Jamais encore un film d’Arnaud Desplechin n’avait été porté par un souffle littéraire et romanesque aussi troublant, aussi fort, aussi entêtant.
Il est vrai que le réalisateur joue sans cesse sur les tons, les rythmes, les styles, passant toujours très allègrement de l’un à l’autre, créant un Paul Dédalus saisissant, complexe, tout en subtilité, en noirceur, en douceur et en humour, en tristesse et en joie. De l’horreur, à l’espionnage, en passant par le récit épistolaire, le voyage, l’apprentissage, Arnaud Desplechin étonne, déroute même parfois son spectateur avant de le rattraper par l’émotion de la passion entre Paul et Esther. Sans cesse, le film trouve son équilibre entre les trois souvenirs qu’il nous donne à apprécier, alors même que ces trois souvenirs, loin de constituer des actes égaux en temps et en importance, sont très différents les un des autres, de plus en plus réalistes, de plus en plus précis, de plus en plus importants pour Paul Dédalus. En réalité, ce que filme Desplechin, c’est la mémoire d’un homme qui se reconstruit à la faveur d’un interrogatoire par un policier, étonné de la présence d’un autre Paul Dédalus à l’autre bout du monde, né à la même date et au même endroit que notre héros.
Dans la salle d’interrogatoire se délie la mémoire de Dédalus qui se met à tout raconter comme si les trois souvenirs de sa jeunesse avaient besoin de cet événement pour ressortir. Tout y passe : de l’enfance meurtrie d’avoir une mère folle et suicidaire, au voyage scolaire en URSS durant lequel il donnera son passeport à un refuznik (les juifs qui n’obtenaient pas de visa pour quitter le territoire soviétique), en finissant par le souvenir le plus lourd, le plus « traumatique » de la rencontre et de l’histoire d’amour avec Esther.
© Jean-Claude Lother Why Not Productions
Il y a quelque chose d’incroyablement fort dans la construction de Trois Souvenirs de ma Jeunesse qui tend réellement vers une forme de portrait total d’un homme, et ce sans jamais souffrir de lourdeurs et de longueurs. Le spectateur ne peut être que touché, emporté par la parole de Paul Dédalus qui raconte son histoire, qui se souvient. La parole, chez Desplechin, a toujours été essentielle dans l’expression d’un rapport conflictuel du personnage avec le monde qui l’entoure. Chez Desplechin, les personnages se cachent toujours derrière la littérature de leurs répliques, s’en servent comme d’un bouclier afin de cacher leurs souffrances profondes, utilisent tous les outils que la langue française leur offre pour essayer de mettre des mots sur ce qu’ils ressentent, parfois, et même souvent, jouant un rôle face aux autres. Dédalus joue avec subtilité de ces mots, le personnage profitant d’une superbe interprétation à deux voix.
La parole est d’autant plus importante pour Arnaud Desplechin qu’elle a toujours été portée par des acteurs exceptionnels qui ont eu cette capacité rare de faire sonner ces dialogues très écrits avec crédibilité, réalisme et sensibilité. Ici encore le casting du film sert parfaitement cette parole si particulière du personnage desplechien. Mathieu Amalric est toujours éblouissant dans sa manière de porter le texte avec vérité et émotion, et les deux jeunes Paul et Esther sont peut-être aujourd’hui deux des meilleurs espoirs français de ces derniers mois. Quentin Dolmaire est troublant dans sa manière de porter le texte, à la fois très proche d’Amalric, mais pas si loin aussi d’un Jean-Pierre Léaud dans ses jeunes années. De son côté, Lou Roy-Lecollinet est réellement troublante, forte et mystérieuse d’un côté, et d’une fragilité touchante de l’autre.
Au delà d’être un héros romanesque, Paul est surtout un héros romantique, quelque peu dandy. Il est vrai que la parole de Desplechin est non seulement celle qui délie et exprime le souvenir (d’ailleurs l’aspect emprunté de Dédalus jeune serait-il dû à la difficulté de Dédalus vieux à se replonger dans ses souvenirs ? En les romançant ?) mais aussi l’expression de personnages qui décident, quoiqu’il arrive, de faire de leur propre vie une fiction. N’est-ce pas là la définition même du dandy de faire de sa propre vie un art en lui-même ?
Or Paul et Esther ont cette volonté d’être autre chose que de simples adolescents. Il faut d’abord aimer, puis vivre. Et c’est d’ailleurs dans sa promesse d’aimer Esther plus que sa vie que le personnage de Paul trouve toute sa force et sa faiblesse, ne pouvant s’empêcher d’aimer Esther tout en continuant de mener à bien sa quête existentielle en devenant anthropologue, irrésistiblement attiré par la figure maternelle de sa professeur béninoise, Madame Béhenzin, qui lui rappelle elle-même sa première guide dans le monde en dehors de son Roubaix natal, sa grand-tante qui l’éleva comme un fils lorsqu’il fut enfant. Et toute la force du film est d’exprimer magnifiquement les lignes de vies contraires de Paul qui finit déchiré, sa vie rattrapée par l’habit amoureux qu’il voulait revêtir, fondant une amertume profonde qui explosera à la fin du film dans une réplique rageuse avec laquelle Amalric démontre encore une fois qu’il est l’un des meilleurs acteurs de sa génération.
La vie et l’amour écartelés, chacun allant dans deux directions différentes. Et quelle plus belle manière de l’exprimer comme le fait Desplechin, fondant entre ses deux amants une relation épistolaire déchirante, d’une émotion rare et bouleversante qu’exprime souvent Lou Roy-Lecollinet/Esther face caméra ! Lorsque Esther exprime toute la violence de son manque, toute la mélancolie de son amour en regardant l’objectif de la caméra, il est impossible de ne pas se sentir happé entièrement par le récit de Trois Souvenirs de ma Jeunesse, de ne pas ressentir la profonde mélancolie de Dédalus devant les lettres qu’il ouvre à nouveau, de retour à Paris, où il ne peut plus fuir. Le souvenir est redécouvert, et il est impossible de ne pas le couvrir à nouveau. Le voile est à nouveau relevé, et il est impossible que cet amour ne transperce à nouveau Paul – lui qui pourtant jure toujours ne rien sentir. La mise en abîme est d’autant plus forte que Paul est lui-même alors le spectateur de ses propres souvenirs, contraint de survivre à cet amour qui le hantera toujours, contraint d’aimer plus que sa vie, et le spectateur contraint de devenir Paul.
© Jean-Claude Lother Why Not Productions
Alors que sa filmographie a toujours été une tentative de rendre compte au cinéma de l’ampleur du roman, Desplechin réussit le tour de force, avec Trois souvenirs, de réaliser une grande œuvre magnifique, sidérante de complexité et de fluidité. Pari réussi pour un grand film.
Simon Bracquemart
Film en salles le 20 mai 2015