Le vent très loin portera mes pages
Jusqu’à présent toutes les inventions
Sont moins utiles :
Armes, techniques d’enregistrement, imprimerie
Ainsi que les ondes qui passent les frontières…
Le vent très loin portera mes pages
(Mohammad Ali Sépânlou, poème publié en 1978 dans action poétique)
Mohammad Ali Sépânlou est mort ce onze mai 2015 à Téhéran, il avait 75 ans. La poésie contemporaine d’Iran perd une de ses grandes voix. Un de mes plus chers amis nous quitte. J’avais fait sa connaissance au printemps 1968 à Téhéran, dans la petite librairie Kétâb-é-zamân, fréquentée par les écrivains de la ville. Ce soir-là, nous avions longuement parlé d’Apollinaire, dont il avait traduit quelques poèmes en persan. Nous nous sommes ensuite revus souvent et avons traduit ensemble un choix de poèmes d’auteurs iraniens de la nouvelle génération, qui fut publié à l’automne 1968, dans le numéro 39 de la revue action poétique.
Lorsque Yves Bonnefoy, revenant du Japon, fit une courte halte à Téhéran, et alors que l’institut français n’était pas disposé à improviser une manifestation non prévue dans son programme, Sépânlou et deux autres poètes iraniens (Nader Naderpour et Yadollah Royaï) m’aidèrent à organiser une lecture d’Yves Bonnefoy dans une galerie d’art de la ville, et mes trois amis ont lu les traductions de ses poèmes qu’ils avaient préparées pour l’occasion. Après mon départ d’Iran, nous n’avons cessé de nous revoir, certes à des intervalles assez longs. « Sépân » est venu parfois en France. Il fut par exemple invité en 1997 à la Biennale internationale des poètes en Val de Marne que dirigeait alors Henri Deluy et, en décembre 2000, avec quelques autres poètes et prosateurs iraniens, lorsque la Maison des écrivains organisa une rencontre dans le cadre du Salon d’automne (1). Comme bien des écrivains et artistes iraniens, Sépân était un opposant au Shah et il eut maille à partir avec la Savak. Mais lorsque l’élan révolutionnaire qui avait balayé le régime impérial fut récupéré par le pouvoir religieux, il connut bien sûr les rigueurs d’une autre censure, et même une tentative d’assassinat. Je dus attendre 1999 pour le revoir dans son pays, puis à nouveau en 2001. Et surtout au printemps 2005, lorsque l’ambassade de France à Téhéran organisa une « caravane des poètes » : pendant une petite semaine, plusieurs poètes (femmes et hommes) d’Iran et quatre poètes français (Claude Esteban, Jean-Baptiste Para, Anne Talvaz et moi-même) ont parcouru le pays en autocar en donnant chaque soir une lecture. Mohammad Ali Sépânlou, dont le recueil de poèmes Le Temps versatile (Editions de l’Inventaire) venait d’être distingué par le Prix Max Jacob de poésie étrangère, était bien entendu avec nous, et un périple semblable eut lieu en retour dans plusieurs villes de France au printemps suivant. Sépânlou fut par ailleurs le maître d’œuvre d’une anthologie de la poésie contemporaine française publiée en 2005 aux éditions Saless de Téhéran.
J’ai revu mon ami pour la dernière fois à la fin du mois de juin 2013, lorsqu’il fit une brève escale parisienne au retour d’un festival de poésie en Suède où il avait été invité. Le médecin ne lui avait pas permis de s’absenter plus de huit jours afin de ne pas interrompre trop longtemps son traitement contre le cancer. Un gros volume d’un millier de pages venait de paraître à Téhéran quelques semaines auparavant, rassemblant son œuvre complète. Mais, nous précisa-t-il, avec 80 interventions de la censure dans le texte, qui avait supprimé tantôt un mot (par exemple l’adjectif « nu » !), tantôt un vers, tantôt tout un poème.
Sa contribution au numéro de mars 2002 de la revue Europe (« L’ardeur du poème ») s’achevait sur ces lignes : « Que la poésie soit utile à quelque chose, il m’est impossible d’en donner une preuve précise. Mais le fait est que depuis des temps immémoriaux les êtres humains ont eu, mystérieusement, besoin de poésie. Ainsi chacun l’a-t-il formée et interprétée selon ses besoins. Ce n’est pas trop s’avancer que de dire que la poésie existera toujours. Il est improbable que des appareils destinés à des tâches bien définies puissent rivaliser avec elle. La poésie, avec ses forces intemporelles, restera une voie de libération pour d’innombrables personnes, aussi bien que pour les poètes. »
On peut lire dans l’anthologie permanente de Poezibao, en lien avec cet hommage, quelques poèmes extraits de son livre Le Temps versatile, traduits par Farideh Rava, qui notait dans ses remarques introductives : « Ce qui caractérise ses poèmes, c’est l’âpreté de la langue dans laquelle toute trace de soi est effacée, une impression de survol, de distance par rapport à ce qui est dit ».
[Alain Lance]
[1] Cf. le choix de textes de ces écrivains paru à cette occasion : Derrière ma fenêtre il y a un corbeau (Editions de l’Inventaire).
Photo : c'était au cours de la caravane des poètes au printemps 2005 en Iran. Sepanlou est ici avec Claude Esteban. L'ambassade de France avait eu une belle initiative : pendant quelques jours nous avons sillonné une partie du pays et fait des lectures notamment à Téhéran, Ispahan et Chiraz. Il y avait six ou sept poètes (hommes et femmes) d'Iran et du côté français Jean-Baptiste Para, Anne Talvaz, Claude Esteban et moi-même.