Lire cet hommage écrit par Alain Lance après la disparition du grand poète iranien ce 11 mai 2015 à Téhéran.
Voici quelques poèmes extraits de son livre Le Temps versatile, traduits par Farideh Rava, qui notait dans ses remarques introductives : « Ce qui caractérise ses poèmes, c’est l’âpreté de la langue dans laquelle toute trace de soi est effacée, une impression de survol, de distance par rapport à ce qui est dit ».
Une femme
La nuit est lumineuse mais sans lune
Un gardien de tout temps, errant,
Arrache du mur une affiche :
Une femme s’élançant sur une plage bleue.
Guirlandes électriques sur le front du square
Petite flamme des bougies dans le jardin du cimetière
La lumière : silencieuse, froide, argentée.
Les menottes froides aux poignets
Le ciel, à la chevelure bleue, une femme souriante
S’en va en prison.
La nuit est lumineuse mais sans lune
Dans le dédale des cachots,
Dans la spirale du sommeil et de l’insomnie
Une femme libre est emprisonnée
Heureuse, en tchador bleu.
Et le soleil de ce jeudi
Et les disparitions sont fréquentes
Mais pourquoi gâcher ce jeudi ensoleillé ?
Bien que les prix augmentent
Bien que la radio annonce une pollution de l’air
De quarante fois supérieure à la moyenne
Pensons plutôt aux habits de la veille du Nouvel An
À l’arôme de sirop de rose
À la fête de l’eau dans le quartier
À notre enfance et aux charrettes de bonbons fourrés
Aux armées des Alliés
À leurs belles Polonaises coquettes
Qui buvaient du vin.
Allons aujourd’hui même visiter notre ami souffrant
Ou écouter les aveux d’une veuve
(Celle qui est lasse de garder
Un gage qui ne lui appartient plus)
Allons à une cérémonie de deuil où personne ne porte le noir
Bien que les couleurs
Ne signifient plus rien.
Et les disparitions sont nombreuses,
Les haut-parleurs clament le deuil d’une dépouille
Morte dès avant sa chute.
Le corbeau dit qu’on vous prendra
Nous avons badigeonné de noir les vitres des voyants.
Pour l’année suivante
L’ange messager prédit une année de disette :
La sécheresse et le démon du mensonge
Gravés en lettres cunéiformes
Sur les tables de Dârius, au flanc de la montagne
(On parlerait aujourd’hui
D’inflation et de propagande)
Se mettront à marcher sous le soleil
Lettre par lettre, comme scorpion et cancer.
C’est notre oubli qui incendie le siège de l’ancien parlement
Dans notre souvenir
Mais pourquoi gâcher ce jeudi ensoleillé ?
Bien que les disparitions soient nombreuses
Depuis le procès de Cheikh Chahab
Jusqu’à un cas semblable, aujourd’hui,
Et cet ami à la colonne vertébrale brisée
Qui mourra dans six mois
Est aussi de cet avis.
C’est sa voix qui dit :
« Pourquoi ne vous concentrez-vous pas
Sur le cinéma dont la devanture sent le cacao ?
Puisque c’est demain les vacances !
Et les morts incendient sans raison notre mémoire !
Vous, sur le sombre côté de la vie,
Vous prétendez que la mort vous protège
Réfléchissez bien ! Si nous n’existions pas
À qui donneriez-vous vos exégèses,
Ouvrez la vantardise
Il en sortira, comme d’une couette,
De la vieille bourre ! »
Quelle sagesse contient ce crâne unique
Il parle, il rêve inlassablement.
Quelle histoire bizarre !
Une tête vivante attachée à un corps mort
Elle discute de politique, de l’avenir de l’art
Du festival du cinéma…
(Il pense qu’il ira lui-même acheter un billet !)
Sous ses lunettes astiquées
Il a transformé en satire
La peur de mourir
Quel rire il avait ce bâtard !
Mais ce même printemps de mi-février
– Qui fait oublier aux bourgeons optimistes
Le gel du printemps –
Est une histoire d’un autre monde et de ses promesses.
Il serait pourtant intéressant
Qu’en contrepartie de l’absence de ce jeune ami
Sous le soleil du jeudi, aujourd’hui
Le héros à cheval réapparaisse.
Nous reviendrons
Ce n’était pas la clé de l’énigme, le voyage
Le parcours des horizons, des âmes
La porte close que l’on ouvre
Sur un pays fermé
Et la sensation d’une joie brève
Comme espérance de vie
Le voyage a rejoint les souvenirs
Pourquoi n’ai-je pas bouclé ma valise
Où donc est la clé de ma ville ?
Dans cette aurore des veilleurs
Je regrette encore
Les festins de ceux qui souffrent.
Pérégrination
Le cosmonaute et la pluie ne sont pas les seuls
À revenir du ciel
L’homme est toujours dans un éternel retour.
Deux gris
Le bleu rare de la mer
Le rivage de vérité
La ceinture du rêve.
Le monde, avec son chapeau étoilé
Ses mains de vent
Ses poches emplies de semence
Ses pieds de neige
Dans des chaussures de feu,
Proclame : l’amour est l’essence des cieux
La réalité, celle de la terre.
Après une pérégrination
Nous revenons
Comme de coutume
Là où nous avons commencé.
Suspendu
Je suis la dernière goutte de pluie
Suspendue
À la feuille desséchée
Je glisse à terre de l’arbre
Corps nu de femme
Cette fumée couleur de lait
Était-ce ton corps
Qui montait de la flamme triste ?
Notre amour sentait l’hiver
L’œil du doute
Ouvert ou fermé
Ne voit pas la beauté.
Notre amour plus que l’automne
N’était pas étranger à l’espoir. Mohammad Ali Sépânlou, poèmes extraits de Le Temps versatile, traduits du persan par Farideh Rava, Éditions de l’Inventaire, 2004
(choix d'Alain Lance)
Et en écho, ce poème d’Alain Lance écrit lors d’un passage de son ami « Sépan » à Paris
À Mohammad Ali Sepanlou
Doux janvier que cache-t-il
Entre les tempêtes et le ciel sans emploi
La nuit maintenant cède du temps
Libère les genoux des citadines
Nous buvons du thé
dans la petite cuisine
Autour du métal incandescent
C'est lundi demain l'avion
T'emporte vers le koutché sarv
Fumée rêveuse et fine mémoire
Fragile épopée de l'avenir
Paris, 12.01.1998
Temps criblé, Obsidiane/Le temps qu'il fait, 2000