Quand Emmanuel Todd tente
de déconstruire le 11 janvier.Zombies. Emmanuel Todd dit ne pas regretter «d’avoir attendu» avant de réagir aux événements de janvier dernier. Au moins a-t-il raison d’affirmer qu’un chercheur de son rang doit apporter autre chose «qu’une morale pure ou une idéologie de meilleure qualité, mais une interprétation objective des faits qui ont échappé aux acteurs eux-mêmes, emportés par l’émotion, mus par des préférences souvent obscures ou carrément inconscientes». Quelques mois donc, avant de publier le tonitruant ''Qui est Charlie?'' (Seuil), un peu plus de 240 pages souvent brillantes, parfois irritantes, toujours dérangeantes dans la mesure où le célèbre historien, anthropologue et démographe, qui n’a plus à prouver l’excellence ni l’importance de la plupart de ses travaux depuis quarante ans, s’emploie dans ce texte à déconstruire l’une des rares communions solennelles de la République depuis la Libération, celle du 11 janvier, qui avait rassemblé dans la rue quatre millions de personnes, censément venues là pour défendre l’essentiel, une certaine idée de la démocratie, de la liberté d’expression et, sait-on jamais, un goût pour l’incarnation de l’être-républicain.
Une espèce de sursaut citoyen en somme, que nous imaginions assez populaire pour nous en réjouir, mais qu’Emmanuel Todd décide à toute force de délégitimer car, selon lui, ce «Je suis Charlie» témoigne «d’une volonté de masse où émane d’une pure logique médiatique, (et) fut, au cœur de notre société postindustrielle, une manifestation emblématique de fausse conscience». Comment s’accorder avec ces mots qui nous heurtent de plein fouet, même si nous savions que cette émotion hors norme et collectivement partagée face à l’horreur des crimes commis n’était sans doute pas un moment d’euphorie transcendantal mais instantané, fugace, et destiné à ne pas survivre. Derrière quelques saillies de polémiste et des propos d’une virulence qui nuisent à ses intuitions (sincères) comme à ses démonstrations (réelles), Emmanuel Todd va beaucoup plus loin: pour lui le 11 janvier n’est qu’une «imposture», une «hystérie collective» et un «happening européiste». Comme lui, avons-nous vu une foule de « zombies » islamophobes à l’inconscient «vichyssois», autrement dit non pas une France de l’égalité et de la fraternité mais celle, sournoise et revancharde, de l’inégalité et des préjugés sociaux et racistes? L’affaire, en tant qu’instant potentiel de notre Histoire, est sérieuse.
Islam. Comme le propose Emmanuel Todd, nous pouvons en effet admettre que ce serait «une erreur que de supposer aux foules du 11 janvier une homogénéité essentielle», sans forcément accréditer l’idée d’une sécession à la française – la théorie favorite des néoconservateurs – au prétexte qu’une partie de la population, une partie non négligeable et consubstantielle de notre société, n’était pas là : les classes réellement populaires et les Français héritiers de l’immigration, qu’ils soient musulmans ou non, et qui n’ont pas attendu le choc émotionnel du 7 janvier pour être diabolisés. Attention, voilà le point aveugle de la France de 2015 que nous aide à identifier Emmanuel Todd: «L’islam est bien le bouc émissaire d’une société qui ne sait plus quoi faire de son incroyance et qui ne sait plus si elle a foi en l’égalité ou en l’inégalité.» L’historien y va fort, il laisse si peu de place à l’espoir qu’il en vient à penser que les classes moyennes, apeurées par le déclassement et menées par les classes supérieures, sont devenues «fondamentalement égoïstes, autistes et d’humeur répressive» et que «les musulmans, catégorie fantasmée, deviennent ainsi pour elles un deuxième problème, à côté de celui des milieux populaires». Pour Todd, la France aurait besoin d’une nouvelle fête de la Fédération. Car «une accentuation de la lutte contre l’islam ne saurait en aucune manière aboutir à sa réduction, mais elle aliénera les musulmans complètement assimilés» qui n’aspirent qu’à «l’égalité républicaine». Dont acte.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 15 mai 2015.]