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Pierre Patrolin - L'homme descend de la voiture [POL, 2014]
Il semble qu’il y ait quelque chose de l’écrivain conceptuel chez Pierre Patrolin. Encore que « conceptuel » soit peut-être un grand mot, un de ces termes galvaudés à force d’être utilisés à tort et à travers dès qu’il s’agit de parler d’art dit contemporain et qui ne correspond sans doute pas exactement à la nature du projet de l’écrivain. Disons en tout cas que dans chacun des trois romans publiés jusqu’à ce jour par Patrolin, un choix extrêmement strict est opéré quand à la matière à « travailler ».
Après avoir traversé la France à la nage et contemplé un feu de bois (pour faire court) dans ces deux premier livres, avec L’homme descend de la voiture, il s’agit d’abord et avant tout – on l’aura compris – de trajets automobiles effectués par un narrateur sans nom plutôt qu’anonyme.
La prose de Patrolin est d’un point de vue extérieur plutôt froide ; le lecteur non prévenu qui la découvre pour la première fois ne pourra pas ne pas penser à l’école dite « objective », au bon vieux nouveau roman, etc. Ce serait cependant aller un peu vite en besogne.
S’agissant de L’homme descend de la voiture, on comprendra vite que cette soi-disant « objectivité » est plus que relative. Ne sommes-nous pas après tout pendant toute la durée du récit dans la tête d’un personnage dont le rapport au monde – attention, lapalissade, mais comment faire autrement ? – est on ne peut plus subjectif ; subjectivité qui ne fait que s’exacerber au fil du texte (d’où la difficulté de parler d’anonymat malgré qu’il n’ait pas de nom). L’apparente froideur – ou plutôt sa grande précision, presque documentaire – du style de Patrolin est en fait un des premiers ressorts du balancier fictionnel qu’il met en place : ces descriptions obsessionnelles de trajets souvent identiques ou presque (deux paysages complémentaires semblent s’alterner derrière la vitre généralement ouverte de la voiture : d’une part les zones périurbaines où dialoguent divers commerces de grande surfaces, zones pavillonnaires, ronds points ; de l’autre la forêt) ; ces odeurs et ces goûts analysés avec une précision entomologique, la répétition des jours, tout cela concourt à l’instauration de ce qu’on appellera faute d’un meilleur terme une « ambiance ». Ambiance qui en elle même n’est ni froide ni chaude, ni proche ni distante, elle est tout simplement – aussi banal que cela paraisse – quotidienne.
Patrolin place le concept – le concept « voiture », « fleuve », « feux de cheminée » - au niveau du quotidien le plus plat et c’est précisément ce qui en fait la force. Un quotidien qui naturellement – comment faire autrement – déraille. À ceci près que ce déraillement ne prétend nullement à l’exacerbation, au spectaculaire.
Dans L’homme descend de la voiture, ce déraillement léger, presque imperceptible et néanmoins contondant, à un nom : un fusil, trouvé par hasard au fond d’un placard. Le fusil devient donc un autre élément s’ajoutant au concept central « voiture » ; il s’agit d’établir dès lors une discussion, un parallélisme, un frottement entre ces deux objets à priori purement fonctionnels. Sauf qu’ici la fonction susdite semble s’annuler dans l’utilisation de plus en plus aberrante qu’en fait le narrateur : les trajets en voiture, nombreux - dans une litanie qui ressemble fort à la « petite musique » du livre (une mélopée, il va de soi, lancinante et répétitive) - manquent dès le début de but, de direction (il ne s’agit pas d’aller d’un point à un autre, mais de faire des tours, voire des détours, jusqu’à – symptomatiquement – s’embourber). Le fusil quant à lui est déplacé, transporté d’un lieu à un autre (dans le coffre de la voiture, sous le lit dans la chambre matrimoniale, etc), et quand il pourrait être utilisé conformément à ce pourquoi il a été conçu (chasser), un incident, un imprévu, une maladresse tourne en ridicule cette possibilité d’une réintégration au cours « normal » des objets. Ainsi du sanglier que le narrateur tuera non pas volontairement en se servant de son fusil, mais accidentellement en le renversant avec sa voiture. De ce point de vue, il n’est pas inintéressant de noter que le narrateur, lors de cet épisode, à d’abord recours à une formulation qui pourrait laisser croire au lecteur qu’il l’a volontairement tué, se servant alors - suppose naïvement ledit lecteur - de l’ustensile le plus apte à cette manœuvre, à savoir le fusil. Il y a, autrement dit, un déplacement constant qui s’opère dans ce livre, contredisant de manière fructifère la prétendue objectivité du style, la précision maniaque de son vocabulaire, l’économie de ses phrases toujours courtes, la brièveté proche de la vignette de ses chapitres ; déplacement qui confère sans doute au roman de Patrolin un ton qui, de loin dans un tunnel, frôle le pince sans rire.
Plus on avance dans ce (non) récit, plus l’impression – en forme de forme dégénérée de suspens – d’un malaise semblerait vouloir s’y inviter (à moins que ce ne soit le lecteur qui, en bon chienchien pavlovien, cherche à l’y trouver). Mais ce malaise existe-t-il ? L’histoire de ce type obsédé par l’odeur de neuf de sa voiture, par le goût des plats (variés) qu’il mange et du vin (de qualité) qu’il boit, dont la vie est rythmée par son travail dans un bureau dont nous ne saurons rien et par les conversations banales ou surprenantes avec sa femme (dont nous ne saurons au final pas grand chose, si ce n’est son prénom et quelques bricoles supplémentaires) ; cette histoire va-t-elle vraiment dérailler ? Il y a de ça, sans doute, puisque peu à peu les signes d’un dérangement dans le tranquille ordre des choses se font sentir : la perte du goût ; les trajets de plus en plus nombreux et de plus en plus absurdes en voiture, au détriment des heures de travail ; ladite voiture qui semble peu à peu tomber en morceaux ; l’irruption du fusil qui devient une obsession, les visites chez un armurier, la possibilité de plus en plus prégnante de s’en servir, etc. À l’instar de l’un de ces romans/films classiques où l’on nous narre l’histoire d’un type normal qui bascule peu à peu dans le délire jusqu’à commettre un acte irréparable, etc, on pourrait croire que L’homme descend de la voiture est le récit détaillé d’une vie qui se barre en sucettes. Pourtant, ce serait trop simple/trop banal, et si ce roman a une qualité, c’est d’éviter au mieux qu’il le peu cette banalité.
Plus que d’un déraillement qui n’a peut-être au final pas lieu (ou alors pas complètement, ou qui du moins pour dérailler comme cela lui chante esquisse un pas de côté), Pierre Patrolin propose une forme de récit épique contemporain dans un monde sans épique. Puisque, pour contredire Darwin, l’homme ne descend plus du singe mais de la voiture, quelle autre aventure s’offre à lui que celle minime - plus fantasmée peut-être que réelle - que vit notre « héros », le cul derrière son volant, la fenêtre ouverte, le bras exposé à la pluie, perdu dans quelque chemin forestier, le fusil caché dans le compartiment de la roue de secours ? L’aventure, d’ailleurs, c’est avant tout un goût dans la bouche, et que notre personnage en vienne justement petit à petit à perdre le goût ne fait qu’accentuer, exacerber ironiquement (car derrière son apparente froideur, peut-être pourrait-on penser le roman de Patrolin comme une fable ironique où l’ironie n’aurait même pas besoin de se donner d’elle-même, sous peine d’une redondance qui annulerait l’implicite – or, l’implicite, ici, dans ce monde de descriptions « objectives », est tout) la nécessité d’une épique personnelle, adaptée à son niveau (quelconque), à ses capacités (réduites), à ce que le monde lui offre (pas grand chose). L’acmé aventureuse du récit semble bien être constitué d’ailleurs par ce moment ou le narrateur s’invite le temps d’un trajet nocturne en passager clandestin de la remorque d’un camion, avant d’en descendre et de devoir refaire le trajet inverse à pied jusqu’à sa voiture, abandonnée au bord d’un chemin.
L’homme descend de la voiture, au fond, est l’histoire sans histoire d’un velléitaire, celle d’un type qui frôle un quelque chose qu’il se garde bien de saisir véritablement. À l’instar du sanglier mort qu’il laisse pourrir dans son coffre, ses tentatives (volontaires ou involontaires) de dérèglements s’épuisent d’elles-mêmes ou se transforment malgré lui en comédie, notamment dans les multiples et maladroites manigances pour cacher - pour mieux montrer ? - à sa femme l’existence du fameux fusil. Pour le dire avec une emphase certainement déplacée (comme, au fond, toute emphase) et afin de clore cette note sur une note de mauvais goût, on pourrait dire que dans ce livre c’est nous tous qui, avec le narrateur, descendons de la voiture.