On connaît, du moins on connaissait de mon temps (qui n'est pas si éloigné que ça), le conte d'Hans Christian Andersen, intitulé Le vilain petit canard. Une cane couve ses oeufs. Une fois éclos, l'un d'entre eux se révèle différent des autres. Rejeté de tous, ce vilain petit canard, s'enfuit et découvre qu'il n'a jamais été canard et qu'il est cygne...
Dans Bad, le conte de Daniel Fazan, baptisé roman, Hélène Z., veuve de son état, n'a mis au monde qu'un enfant, Bernard. Mais elle ne peut que constater, après l'avoir pondu, qu'à sa manière d'être, c'est lui aussi un vilain petit canard, qui fait tache dans leur petite ville de Gonflens: "Mon enfant est vu différent par les autres et dénommé Benêt, Boffio mais surtout Badadia, le baptême local consacré aux idiots."
Badadia, que ses copains appellent Bad, n'a commencé à parler qu'entre quatre et cinq ans. Dès six ans, il s'intéresse à tout, vraiment tout. Il compte tout et fait de singulières opérations avec les résultats de ses comptages. Sa maman l'aime comme une mère mais s'interroge: "il vient d'ailleurs et de nulle part, n'est pas de moi ni de son père. D'où vient-il?"
Doué pour les mathématiques, Bad est fâché avec l'orthographe et ne comprend rien à la grammaire. Tout lui paraît mériter "une écriture phonétique bien qu'il pressente fortement l'importance de la justesse des mots". Adolescent, sur les conseils de Monsieur Pahud, il est placé en ville dans une classe avancée, pour y développer ses qualités premières, les mathématiques donc.
Après cela, Bad s'en va poursuivre ses études à Zurich et à Paris. Et Hélène ne reverra plus son incompréhensible rejeton, qui ne lui enverra que, de temps en temps, des cartes postales, mais fera parler de lui au travers de ses mille vies. Il sera en effet reconnu universellement comme un génie et comme un puits de science, et fera régulièrement la une des journaux de par le vaste monde.
A la demande d'un jeune éditeur, Olivier Morattel, Hélène, alors septugénaire, entreprend le récit de la vie de Bad, avec lequel elle n'aura vécu qu'à peine vingt ans. Il lui faudra près d'un quart de siècle pour mener à bien, phrase après phrase, cette tâche titanesque pour elle. Et, pour ce faire, son Bad, il lui faudra finalement "l'oublier pour en parler au mieux".
Pendant ses vingt dernières années, elle vivra sa "vie de femme dé-frustrée à la découverte et au remplacement du vide" qu'il lui aura imposé. De raconter Bad, sous ce titre symbolique, aura été pour Hélène son chemin vers le meilleur. A quelque chose le malheur d'être privée de son fils sera bon. Il sera même faste et, après avoir semblé abattue, elle trouvera un surcroît de vitalité.
La reconnaissance universelle dont bénéficie le génie qu'elle a enfanté ne la laissera pas dans son ombre. Devenue une super mamie, sportive, pétillante, charmante, séduisante, impudique, pleine d'humour, elle comblera le vide de son absence en gagnant une reconnaissance universelle qui la rendra plus célèbre encore que Bad...
Daniel Fazan fait preuve dans ce conte romanesque d'une réjouissante truculence et d'une grande liberté de ton. Est communicatif le bonheur qu'il a à jouer avec les mots, à pratiquer la satire, à se gausser des préjugés, à rire de situations inédites. Ainsi Hélène doit bien avoir huitante ans quand elle se présente à Gym'form:
"Je me suis inscrite ici, à mon retour [d'un séjour sur la Côte d'Azur], dans un fitness sous les yeux de la réceptionniste qui a osé: votre médecin est-il au courant ou vous l'a-t-il recommandé? Elle se dit que je vais mourir dans sa salle, sur le tapis roulant, mauvais pour la réputation du lieu, et ça m'amuse. Quand j'ai donné mon année de naissance ses faux-cils ont failli se décoller et tomber sur le clavier qu'elle pianotait du bout de ses faux ongles."
Francis Richard
Bad, Daniel Fazan, 136 pages, Olivier Morattel Editeur
Livre précédent du même auteur chez le même éditeur:
Millésime (2012