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L'expérience

Publié le 15 mai 2015 par Lecteur34000

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« L’expérience »

BATAILLE Christophe

(Grasset)

Une effrayante, une abominable histoire de cobaye(s). « … un cobaye n’a pas de vie, fût-il humain. Il est cobaye, né ainsi, conservé ainsi, expérimenté ainsi. Mort, a-t-il vécu ? C’est un chiffre ; un résultat ; une statistique. Un trait dans le soleil. Peu importe mon nom et ma date de naissance. Peu importe ce qui suivit. Quant tout a commencé, j’avais vingt et un ans. » Le Lecteur n’en avait alors que dix-neuf, mais il se souvient. Le Sahara. Reggane. Avril 1961. L’explosion de la première bombe atomique française. « Il y a eu un flash gigantesque. Ce n’était pas la lumière, ni même la foudre, ce n’était pas l’arc-en-ciel, c’était après la lumière. » Quelques soldats du contingent furent envoyés en première ligne par les « expérimentateurs », témoins malgré eux de la mise au point de la force nucléaire française.

Le narrateur est un jeune ingénieur chargé de « commander » l’escouade. Plus de cinquante ans plus tard, il ne raconte pas ce jour « d’après la lumière », il laisse entrevoir ce qu’une société apparemment policée et civilisée est capable d’imposer à quelques jeunes hommes afin de mesurer les effets de l’explosion puis, durant des dizaines d’années, de les enclore dans le silence et l’oubli. « Ce modèle abstrait d’atome, c’est moi : non pas dans ce gros atome dans lequel on considère une matrice aléatoire à valeurs complexes. Mais le modèle d’un humain empoisonné – presque abstrait dans sa perfection historique : un jeune homme qui n’avait rien demandé ; et à qui on a tout donné. Tout ça parce que j’ai trébuché sur les Champs-Elysées, en uniforme et un poignard au côté ? Ou parce que ma conjecture devait s’accomplir ? »

Ce court récit, écrit avec une grande économie de moyens, comme un rapport a posteriori, atteint à une sorte de perfection clinique. Mais il ne se borne pas à cela. Il suggère, il induit une réflexion sur la place de l’humain dans le corps social, cet atome à qui l’arbitraire impose de se confronter à l’inconnu, de devenir le cobaye dont le sort indifférera ensuite ceux qui en firent usage. « Dans la marge, ma fille a noté ces mots d’Aragon : « Certains jours, j’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine. » Je lui réponds par écrit : est-ce qu’il n’y a pas aussi une beauté de l’obéissance ? Je me reprends : n’est-ce pas la définition du fascisme ? Ou mieux : de la démocratie, qui élit son obéissance ? Je raye ces égarements, une fois, deux. Après tout, j’y étais. A cette page, ma fille dépose une fleur séchée. Plutôt un lys dans l’azur, plutôt le fruit de l’asphodèle que ces mots ou des regrets, ou de basses pensées. » Cet OVNI littéraire pose des questions tellement actuelles qu’il serait dommageable de l’ignorer.


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