L’Allemagne à Kraftwerk, la France à Philippe Laurent, en bref on a ce que l’on mérite. Entendons par là que l’avant-garde en terme de musiques électroniques n’a, fut un temps, pas suscité le même intérêt pour les bipèdes peuplant l’hexagone qu’outre Rhin, berceau des musiques expérimentales sur synthétiseurs avec le studio Radio Cologne de Karlheinz Stockhausen et György Ligeti. Pionnier avec son théorisé Hot-Bip (lire), d’un certain minimalisme électronique agitant la scène post-punk française au début des années quatre-vingt, Philippe Laurent n’a de cesse désormais de déterrer sa musique que les labels lui refusaient alors par le biais de rééditions initiées par celle en 2011 sur le label de Veronica Vasicka, Minimal Wave (lire). Auréolé du tout récent et excellent album dénommé à dessein Cassettes édité via les activistes Parisiens de Serendip, en plus de plusieurs autres EP dont le split partagé avec Xeno & Oaklander et sorti via Girouette Records en février dernier (lire), Philippe Laurent sera au Chinois ce 17 mai 2015 en bonne compagnie des américains de Crash Course in Science (concours). On lui a posé quelques questions.
Philippe Laurent l’interview
Philippe, tes premières sorties datent de 1982/1985. Peux-tu nous relater comment tu en es venu à ton projet Hot Bip ? Quels en sont les grandes étapes, les dates clés ?
Je crois que c’est mon attirance pour les machines qui a motivé la construction cachée derrière l’appellation Hot-Bip. Il s’agissait d’un prométhéisme vindicatif juvénile, qui fut naïf dans un premier temps. Au début des années 80 chaque nouvelle machine était une nouvelle étape pour moi car elle me permettait d’explorer un champ sonore plus large. Les possibilités semblaient infinies et en même temps mon approche particulière me confrontait à certaines limites techniques des instruments de cette époque. Cela me poussait à effectuer des connections proches du détournement.
Quel était au milieu des années quatre-vingt ton environnement musical et artistique ?
J’étais assez isolé dans une petite ville de province, Tours. C’était une citée plutôt fermée à l’originalité, même si il y avait des groupes musicaux créatifs comme X-Ray Pop et Moderne. Il y a eu aussi à cette période une activité intéressante dans le domaine de l’art contemporain dans cette région mais j’ai de toute façon toujours tendance à m’isoler pour travailler longuement sur mes musiques. Je n’ai jamais été très mondain.
Quels artistes ou mouvements culturels ont influencé ta démarche ?
Surtout le suprématisme de Malevitch et « L’art des bruits » de Russolo je pense, et ma jeunesse en usine (sourire).
Pourquoi t’es-tu épris à ce point des synthétiseurs ?
J’ai d’abord été attiré par l’originalité des sons électroniques et par l’expérimentation sonore. De plus, le registre des synthétiseurs allant des fréquences les plus aiguës aux plus graves, ces instruments me permettaient, en les accumulant et grâce à l’utilisation de séquenceurs, de réaliser seul, et non au sein d’un groupe, une orchestration complète.
Dans ton texte One Night In The 80’s tu parles d’une « fusion de ton esprit avec les machines », d’une communion te permettant de lutter contre toi-même et ainsi créer quelque chose de nouveau. La musique est donc pour toi d’essence mystique ? Tu peux développer ?
Oui, lutter contre les archétypes musicaux, lutter pour ne pas tomber dans la facilité, donc lutter contre soi-même, est évidemment une tentative de se dépasser, de s’élever. C’est une démarche initiatique pour moi mais il s’agit de faire ça tout en gardant une distance, s’impliquer dans l’expérimentation des mystères tout en tapant du pied sur le rythme, penser et danser (sourire). Je donne peu de détails sur cet aspect ésotérique de mon travail parce qu’il y a toujours le risque de se prendre trop au sérieux mais aussi celui de sombrer dans une contrefaçon du spirituel, car aujourd’hui tout est marketing…
L’inspiration pour toi est-elle un moment de dialogue avec le monde, l’environnement immédiat et la société, ou est-ce au contraire un processus d’isolement et d’abstraction ?
C’est justement dans le processus artistique d’isolement et d’abstraction que s’établit pour moi le vrai dialogue avec le monde. Dans ma vision musicale le véritable moment de création est dans la composition en studio. Le concert n’est que le prolongement de ce travail.
Dans le texte cité plus haut, tu dis « ne pas avoir imaginé qu’il te faudrait attendre plusieurs décennies pour que ta musique trouve enfin des oreilles attentives ». Celle-ci était trop radicale pour l’époque ? Et comment peux-tu expliquer désormais l’intérêt pour celle-ci ?
Il semble en effet que ma musique était considérée comme trop radicale dans les décennies précédentes. C’est pourtant, je crois, ce qui en fait l’intérêt au milieu de l’uniformité générale. Toutefois, même si mon travail est mieux accepté aujourd’hui, cela reste difficile. Ma musique n’a pas d’écho dans la presse ou à la TV et on me propose peu de concerts. Mon boulot reste une guérilla (sourire), un acte de résistance.
Actuellement, tu t’emploies à dépoussiérer des morceaux anciennement écrits et que tu réédites par le biais de labels américain (Minimal Wave), canadien (EVR), allemand (Girouette) ou français (Serendip). Comment choisis-tu les morceaux et quel travail y appliques-tu ? En d’autres termes, préfères-tu les dénaturer avec la technologie actuelle ou préfères-tu les garder tel quel pour qu’ils sonnent tel que tu les as composé ?
Pour le choix des morceaux c’est un peu une tentative de réaliser les vinyles que je n’ai pas pu produire dans les 80’s. La plupart des labels, surtout français, ne voulait pas de ma musique. En ce qui concerne le son des disques récents nous avons voulu rester le plus proche possible du son d’origine. Nous avons juste travaillé sur la diminution du souffle et autres bruits parasites, comme je le faisais déjà dans les années 80 au moment du mixage final.
Peux-tu revenir sur la genèse du LP Hot-Bip sur Minimal Wave : est-il pour toi une forme de synthèse de ce projet entamé au milieu des années quatre-vingt ? Quel est le cœur moléculaire d’Hot-Bip ?
Oui, c’est tout à fait dans l’esprit de mon approche musicale des 80’s, amorcée dès 1979. Les morceaux de l’album sorti sur Minimal Wave vont de 1979 à 1988. Je pense que la sélection effectuée par Veronica Vasicka reflète assez bien l’esprit et la diversité de ma production des années 80. Pour moi le cœur de cet album ce sont les morceaux « Système clair » et « Cerises » qui annoncent l’évolution de ma musique dans les décennies suivantes.
Outre l’album Cassettes paru sur Serendip, plusieurs de tes EP viennent ou vont sortir imminent. Comment expliques-tu cette brutale mise en lumière discographique de ton travail ?
Je ne l’explique pas… Peut-être suis-je servi par la médiocrité ambiante (rire). C’est subjectif mais dans mon esprit dès le début je voulais composer une musique destinée à durer, peut-être est-ce une partie de l’explication.
Quel rapport entretiens-tu à la scène et quelles émotions essaies-tu de communiquer au public ?
Je rejette les stéréotypes habituels de la scène. Je veux que l’attention du public se porte essentiellement sur ma musique, pas sur moi. Pour mes concerts récents j’ai choisi une option visuelle minimale, matériel miniaturisé, différente de mes mises-en-scène des 90’s. J’essaye de bouger le moins possible, de faire corps avec l’immobilité des machines utilisées. Paraître le plus inhumain possible pour être le plus humain possible.
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