d'après AUX EAUX de Maupassant
Journal du marquis Léon de Rosevieux12 juin 1880- On veut que j'aille Prendre les eaux dans cette ville Qu'on dit la plus ennuyeuse des villes : Loèche ! On me condamne au bagne !
13 juin- Tant ce voyage m'épouvante Qu'une seule chose me tente : Emmener une femme ! Si possible, une jolie ! Prendre une femme Pour une durée d'un mois Est moins grave pour moi Qu'en prendre une pour toute la vie. Et c'est plus sérieux... Que pour un court moment joyeux. Je ne veux pas d'une coquette Mais je souhaite pouvoir, à tout instant, La renvoyer pour quelque argent !
14 juin- Voilà. J'ai trouvé. Berthe ! Vingt ans, comédienne, jolie, De la tenue, de l'amour...et de l'esprit !
15 juin- Étant libre de cœur et d'affaires, Je la mène chez un grand couturier.
16 juin- Berthe a changé d'allure, de manières. Dans le coupé, elle me souriait. J'ai craint le baiser, Mais non. Nous avons causé...
18 juin-À la frontière, Un douanier ouvre la portière : -" Votre nom, monsieur ? " -" Marquis de Rosevieux. " -" Vous allez...? " -" Aux eaux de Loèche, dans le Valais. " -" Madame Est votre femme ? " -" Oui, monsieur. " Elle rougit. J'en suis heureux. À l'hôtel, j'annonce au " clés d'or " : -" M. et Mme de Rosevieux. Nous voudrions une chambre au nord "
21 juin- Bâle. Soleil radieux. Nous partons pour Berne. Soudain, Berthe me prend la main. Vingt heures, arrivée à Berne.
24 juin- Dix heures du soir. Thun. Nous franchirons demain Ces monts que nous avons admirés En nous promenant durant la journée. Berthe se penche parfois vers moi En poussant des petits cris de joie. -" On me croit ton mari. Donc, conduis-toi avec discrétion. Pas de causeries. Pas de relations. Agis en sorte que je n'ai jamais À me reprocher de t'avoir emmenée. " -" N'aie pas peur, mon petit Léon ! "
26 juin- Loèche n'est pas triste. Oh, non ! J'entends nos voisins qui disent : " Comme elle est jolie, la marquise ! "
27 juin- Premier bain
28 juin- deuxième bain. J'ai pour compagnons-plongeurs : Le baron Vernhes (d'Hongrie ou d'ailleurs), Le prince de Vanoli, De Rimini, Italie. Le comte Lowenberg (d'Autriche), Un banquier parait-il très riche. Et vingt autres personnages De différents âges Et tous nobles ! Dans les villes d'eaux, tout le monde est noble. Ils veulent être présentés à Berthe. Je me dérobe. On me croit jaloux. C'est bête !
29 juin- Diable ! La princesse Vanoli Et Berthe sont devenues amies.
2 juillet- Le prince nous a pris au collet : Il nous invite à prendre le thé.
3 juillet- Parmi les trente gentilshommes qui sont ici, Il y en a au moins dix de fantaisie ! Parmi les dix-sept femmes qui sont ici, En est-il douze mariées réellement ? Et sur ces douze, en est-il plus de six Irréprochables vraiment ?
10 juillet- Berthe est la reine du Valais. On m'envie. La princesse de Vanoli Me demande : -" Ah !, ça, Marquis, où donc avez-vous trouvé Ce trésor-là ? " Nous sommes tous fous de Berthe. On la gâte. On la fête.
19 juillet- Cocktail. Berthe est surprenante, Superbe de grâce, charmante... Un bouchon de champagne vient de sauter. Et Vanoli d'apporter Une coupe à Berthe. On applaudit. -" Je bois à la marquise de Rosevieux ! " Berthe répond : " Je bois à tous mes amis ! "
10 août- Paris. Rue des Chartreux. Berthe qui était Encore si heureuse dans le train Se met à sangloter, Le visage caché dans ses mains. -" Pourquoi pleures-tu ? Dis-moi, qu'as-tu ? " -" Parce que c'est fini pour moi De jouer à la femme honnête ! " Je suis lâche. Je baise ses doigts Et je quitte Berthe.
Pendant deux ans, Ce journal n'offre rien d'intéressant.
20 juillet 1883- Rimini. Invité chez Mme de Vanoli. -" Mon cher marquis, Donnez-moi des nouvelles de Berthe. C'est la femme la plus charmante que j'aie vue. " -" Voici trois ans que je l'ai perdue, Ma chère Berthe. " Elle me prit la main : -" Comme je vous plains ! " Combien de femmes honnêtes Deviennent des filles Et combien de filles Sont nées pour être des femmes honnêtes !