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Denis Jampen - Héros [Éditions MF, 2015]
Article écrit pour Le Matricule des anges
La publication posthume de textes d’auteurs plus ou moins oubliés dont les manuscrits connurent le trop long purgatoire de quelque obscur tiroir requiert souvent la présence, afin de mieux en accompagner la venue (ou l’éventuel retour) au monde du livre imprimé, d’un appareil théorique ou d’une esquisse hagiographique. Héros n’y coupe pas, l’écrivain Arno Bertina se chargeant d’encadrer le texte d’un court prologue introductif et surtout d’une postface où il tente non seulement d’en justifier la publication, près de quarante ans après son écriture, mais aussi voire surtout d’en éclairer le contexte. On pourrait, bien sûr, se demander si le texte n’aurait finalement pu fonctionner seul ; pourtant, tant la nature de l’œuvre en elle-même que l’histoire particulière de son auteur (ou la non-histoire, ce qui revient ici au même) appelaient à ce nécessaire travail biblio-biographique.
Denis Jampen, en effet, a tout de l’écrivain sans œuvre ou presque - légèrement Bartleby sur les bords, comme ne manque pas de le souligner Bertina. Figure romantique s’il en est, donc ; romantisme que le texte – sa dérangeante violence - ne manquera pourtant pas de contredire. Il ne publia de son vivant qu’un livre, en 1986, et semble ne plus rien avoir écrit ensuite jusqu’à sa mort survenue en 2005, comme si ladite publication annulait du même coup la nécessité de l’écriture (ou sa possibilité).
Héros fut écrit en 1975, alors que l’auteur n’avait que dix neuf ans et collaborait à la revue Minuit, que Jérôme Lindon avait lancée dans le but exprès de faire connaitre de jeunes auteurs autour des figures de proues de la maison.
Les héros du titre – les « guerriers » - sont des êtres en proie à la barbarie, lâchés dans une ville sans nom, interchangeable sans doute. Leurs victimes sont des jeunes garçons qu’ils violent en divers lieux urbains. Difficile de ne pas voir (en suivant toujours Bertina) dans la thématique de ce livre – plus exactement son « ambiance », tant il semble que c’est de cela qu’il s’agit - une indéniable résonance avec le Guyotat de la fin des année soixante, ainsi qu’avec le pédophile Tony Duvert, alors publié par Minuit, voire également, histoire d’évoquer d’autres latitudes, l’argentin Osvaldo Lamborghini. Là où le texte trouve sa différence, c’est dans son écriture, un style assez unique qui par une approche saccadée de la prosodie confère aux exactions qui y sont contés la possibilité de s’incarner à la surface même de la langue. Le cours de la phrase, sans cesse interrompu de virgules, permute ses éléments, s’y trouvant bien souvent comme décalées plus avant. Il en résulte une poétique aussi étrange que déstabilisante pour le lecteur, qui finit malgré tout par se laisser aller à l’hypnose inconfortable d’un rythme moins musical que scandé, chahuté pour ainsi dire avec précision.
Le mieux, c’est encore d’en produire un extrait (qui, disons-le, en vaudra un autre, tant la cohérence stylistique est tenue) : « Les eaux épaisses du fleuve (occupées, ils n’y prennent gardes), silencieuses, s’étalent, que fait luire par instants une paire de phares s’avançant, chavirant à leur surface lourde et grasse, ralentis d’huiles, qu’elles entraînent, pourrissant immergés, lentes, engluant les berges bétonnées, qu’interrompent, perpendiculairement, tour à tour, l’une puis l’autre, décalés, les canaux fendant la ville, navigables aux péniches ».
C’est donc – on l’aura compris – d’une prose hautement poétique qu’il s’agit, et c’est elle – bien plus que l’aspect scabreux (le viol d’enfants et d’adolescents ; la question homosexuelle, sujet sans doute nouveau à l’époque, nettement moins aujourd’hui) – qui confère au livre son intérêt premier. Ce qui n’empêche pas le texte de garder les traces de son époque, ainsi qu’une forte influence du nouveau roman. L’auteur, d’ailleurs, n’avait d’autre envie que de voir son livre enrichir le catalogue de Minuit, ce à quoi Lindon se refusa. On serait en droit de se demander pourquoi.