Il est des œuvres qui ne suscitent pas le plaisir de l'échappée mais nous ramènent plutôt à la source de l'émotion et de la pensée. Essentiellement nourricières, elles nous font ouvrir le Livre et les livres de la vie. Dans la suite des jours, le dernier livre de Michaël Glück édité fin 2014 à L'Amourier, est un de ceux-là. Il réunit sept textes écrits autour du récit de la Genèse, premier des cinq livres de la Thora dans l'Ancien Testament. Publiés d'abord dans la collection D'aventures de 1996 à 2009, ils sont réunis en un seul volume sous la forme d'un long poème narratif, lyrique et méditatif de presque 500 pages, dont chaque partie reprend les grandes étapes de la création et les mythes de son récit à travers une lecture singulière. L'auteur nous avertit qu'il nous la livre comme " une invitation à une autre écoute, à une désobéissance radicale ", et si l'on sait que Michaël Glück se revendique " lecteur et écrivain sans Dieu ", voilà qui nous incite à la découvrir autrement, en ce lent dépli du temps/ lent dépli de la langue qu'il propose, et auquel j'ajouterai le lent dépli de la pensée et du cœur, car un livre n'existe pas en dehors de l'être qui le lit et sa puissance d'évocation et de sens ne se révèle qu'à travers la parole " intime " de celui qui en parle ou en écrit. La Bible, parole de Dieu pour les croyants, est aussi parole de l'homme, des hommes, qui, à travers les générations, l'ont transcrite, traduite, interrogée, interprétée, commentée et pour certains, comme Michaël Glück, revisitée " dans les marges " et prolongée dans le poème.
Revenir d'abord au texte originel, entrer dans une réflexion sur " l'insondable profondeur de ces chapitres de la Genèse ", comme le dit Lévi-Strauss, m'a semblé nécessaire pour mieux comprendre l'œuvre du poète qui en est née et l'a aidé " à grandir, à vivre, à se dépouiller ". Son retour aux Ecritures était, nous confie-t-il, une manière de " me redresser, m'extirper, m'arracher aux racines ", de plonger dans son histoire propre et d'éclairer le lien qu'il entretenait avec le Livre. Michaël Glück nous rappelle ainsi que chacun de nous appartient à une tradition dont il porte l'héritage et dont il convient pour lui de comprendre comment il l'a reçu, vécu et s'en est éloigné ou non, pour savoir qui il est mais aussi devenir. En liant immédiatement la Genèse, histoire des commencements mais aussi de la fin, à sa propre genèse d'homme, d'écrivain et de lecteur, il interroge le texte fondateur en un nouveau face à face historique, poétique et spirituel qui dessine sa trajectoire.
Jour un, début du recueil, évoque le premier jour de la création en des vers courts, séparés par de grands espaces où planent le silence puis le souffle. Typographiquement symboliques, et ce dans l'ensemble du recueil, ils commencent par suggérer le " désert et le vide ", plus que le chaos à proprement parler, qui règnent dans " l'avant ". Toute cette partie est construite sur une série de formules négatives, entendues comme des litanies, figures dominantes du texte renvoyant à l'écriture biblique et donnant sa rythmique à la langue poétique, comme l'affirme Meschonnic. Elles nous signifient " en creux " ce qui sera, émergeant du rien : pas encore le jour/ pas encore la nuit [...] ni le temps/ ni le lieu [...] sans la voix/sans le voir/sans le dire [...]. Dans le silence d' un monde sans monde naît peu à peu le souffle qui fait advenir l'être par la séparation : partage des éléments, engendrement, sécession de la parole et nomination, fracture des mots et du temps. Michaël Glück met en place une venue du (et au) monde, synonyme d'arrachement et d'altérité, de langage et de livre. Ni la voix, ni la loi, sans nom, le nom de Dieu dans le livre jamais prononcé, nous confirme que la relation et le dialogue principal ne s'engagent pas avec lui, mais bien avec l'homme à qui est donné très vite le visage du non [...] visage troué par la bonté des mots /la rigueur du verbe. Pour le poète, la créature, fruit de la matière et non du désir de Dieu, semble être engendrée par sa propre parole. L'alliance originaire bascule dans le seul face à face avec la communauté humaine. Hors toute transcendance, excepté peut-être, comme chez Bernard Noël, celle de l'espèce et du langage, le " nous " est défini comme adama héva, principe de vie masculin et féminin, principe premier qui prend chair, conscience et voix en une lente et difficile histoire qui n'est guère " transformation " de l'homme, comme la Bible nous le laisse espérer.
La deuxième partie, Le lit, est centré sur le mythe revisité d'Adam et Eve. Celle-ci naît à côté d'Adam et non de sa côte, " ils sont deux qui viennent ", insiste le poète, et non marqués par la chute originelle ils sont des ombres sans nostalgie du jardin d'Eden. Leur nudité érotique ne connaît pas la honte mais le mystère d'une approche. Ils se découvrent mutuellement dans la différence, le désir, la séparation et la perte. Le poète décrit la reconnaissance de la réciprocité dans l'altérité (et l'on pense à l'importance du visage chez Levinas) tels un apprivoisement sans fusion, une traversée vers. Certains passages peuvent résonner avec le Cantique des cantiques par la célébration des corps et l'invite à l' Eros plus qu'Eros mais ils sont moins lyriques, plus troués dans le registre et le sens. L'homme et la femme, Il ou elle est bien l'autre, et l'amour est déjà incompréhensible. Michaël Glück pourtant ajoute que Deux font la bouche du poème et aussi l'invention du feu. Le poète se souvient peut-être que, dans la Bible, " la relation de confiance " est non seulement la condition la plus fondamentale du langage mais encore le socle d'une avancée vers la " civilisation".
Poursuivant dans la chronologie du Livre, La Table, troisièmepartie sous-titrée incantations, Babel, présente une alternance de versets et de vers libres ; elle se penche sur le mythe de la Tour. Le premier poème entièrement bâti sur l'anaphore de chacun - elle-même reprise à chaque début des versets suivants - enpropose un point de vue décalé car la multiplicité des langues et des œuvres est présentée comme une chance et non un facteur de démesure ou de haine. L'unique le plus singulier a besoin de tous, et réciproquement mais, selon la Bible, il doit s'inscrire dans l'universel d'un amour divin, commente Paul Beauchamp. Plus modestement le poète y voit l'accueil d'une parole humaine et la joie d'un partage : chaque fois une voix, écrit-il, [...] dix pour faire demeure au chant mais la foule d'une seule voix, rajoute-t-il, peut l'assassiner. La langue a le devoir d'être réfractaire et les lèvres rebelles afin que l'homme vive sans soumission aux idoles quelles qu'elles soient. Michaël Glück introduit la première allusion au nazisme et à la Shoah qui sous-tend l'écriture de l'œuvre et renforce ses registres pathétique et tragique. Le Couteau, titre de la quatrième partie, n'est jamais loin de la main de l'homme et ceux qui le tiennent, exécutants et exécuteurs, ne pensent pas, il leur suffit d'enfoncer la lame dans le cou. L'auteur fait surgir la figure antique des innocents, agneaux sacrifiés sur l'autel des dieux et des hommes, dont chaque époque nous montre assez la terrible réalité. Iphigénie, Isaac, Ismaël évoqués représentent toutes les victimes de l'appétit de possession et de conquête, de la jalousie et du meurtre : cela/ tu l'as fait. Et refait, et fera toujours, par instinct et idolâtrie à travers les âges, dit le poète dans l'effroi. L'interpellation finale, adressée à Abraham: quel père es-tu /toi qui laisses une main /se lever sur ton fils est un cri d'incompréhension et de révolte devant le mystère du mal qui résonne des origines jusqu'à nous. Il est peut-être pour lui la raison de l'impossibilité d'une foi.
Avec ce cri né du berceau et de la tombe s'ouvre le chant des filiations de la cinquième partie. Le poète, dans la reprise biblique de l'énumération des noms, fait défiler leur longue et lente chaîne, montrant par la récurrence des " et " que nous partageons une même descendance et un destin commun, que nous sommes des êtres imparfaits mais reliés. Reliés à la nature qui nous entoure, aux animaux dont nous venons et conservons " la violence primitive", reliés aux autres humains, dans une appartenance au vivant qui inclut la mort. Notre foyer, dit-il, est la langue et c'est par la nomination que nous existons et faisons exister. Le livre est le récit des noms. Il invoque l'histoire de l'homme notamment à travers les figures d'Adam, d'Abraham et de Noé et celles d'Eve, de Sara et d'Agar. Le corps de la femme et le corps de la langue, pour le poète, fondent à la fois le berceau et la tombe, ils nous convoquent autant à l'existence qu'à la disparition. La voix de Michaël Glück dans le poème appelant les matriarches appelle aussi sa mère disparue et les ombres de tous ceux qui n'eurent pour stèle que la fumée. De leur silence il ne fait pas seulement un tombeau-chair mais un berceau-verbe. Comme Celan avant lui, le poète fait " veiller " les noms parmi lesquels, muet, le si obscur de " Personne ".
Dieu sans visage, sans voix et sans nom, dès lors Gravir l'échelle pour monter mais vers quoi, s'interroge l'auteur dans la sixième partie intitulée L'Echelle. L'homme de désir, le rêveur reste entre ciel et terre ; la pierre est devenue son oreiller et le nom de Dieu voyelles muettes. Les intercesseurs, les anges désormais des images, ont chu. Les barreaux de l'échelle brisés, l'homme ne peut plus accéder à une verticalité. La connaissance du bien et du mal ne s'exerce pour lui que dans l'horizontalité. Sans espoir de véritable transformation sur cette terre et d'éternité dans l'au-delà, l'air des hommes respirant la mort n'est que vent et poussière, comme le dit L'Ecclésiaste. Leur monde peut avoir ses plaisirs, ses douceurs, ils sont vanités car éphémères : le chien qui aboie, le fenil plein, les cerises de mai, la bibliothèque des Lumières, son livre poussière sont le peu, un inaccompli ou inachevé maintenant le tout. Le poète, insoumis, pourtant refuse le mensonge de l'élévation, il préfère se tenir à hauteur d'homme, rester terre à terre. La marche de l'histoire continue avec ses massacres, bris et bruits des armes/débris des corps, avec ses injustices et sa misère comme au temps de Jacob ou de Job, les questions restent sans réponses, il n'a que le recours de la langue, le secours de la femme. Hanté par son imperfection et la finitude, l'homme n'a d'autre choix que d'accepter l'en bas, en prenant les chemins de traverse pour creuser le lit du silence.
Après le travail de vivre et de créer et avant le fardeau de mourir, Le Repos du septième jour lui est pourtant, un instant, accordé. Celui qui consent s'abandonne à ce qui est, il devient l'homme qui pose. Le verbe poser est employé en anaphore et à l'impératif comme une prière et une injonction adressées à lui-même et au lecteur. Dans le laisser aller, quelque chose s'allège. Malgré la tragédie du monde, et sans Christ porteur pour nous des péchés du monde, on peut encore dire " oui ", s'asseoir " entre nous " à la table des vivants et des morts, des fins et du commencement. Et parler, chanter peut-être, renaître ou se dissoudre dans le grand Tout comme le bouddhisme l'enseigne. Le livre pourtant ne se referme pas sur la paix de ce septième jour, entre-deux né de la clairvoyance, de la dépossession, sinon de la dissolution. Michaël Glück a rajouté une huitième partie, un " huitième jour ". Il ne peut que se lever dans la nuit. Car pour l'être voué à la mort,et sans promesse tenue d'éternité, comment ouvrir la nuit du monde ? La bouche de l'homme n'est plus celle du prophète, elle ne contient que les petits jours des mots, et sa main joue encore avec les osselets d'Abel tué par Caïn, et son cœur ne connaît que les intermittences de l'amour humain. Tant de rien, d' aucun, de ni, de sans, de ne...que habitent le nous qui en fait toujours bon usage d'inquiétude, de folie, de désespoir. Alors à qui chanter prête-moi ta plume, donne-moi ma voix pour dire ce qui ne peut se dire clairement, mais, malgré tout s'espère ; où une lumière, demande le poèteFinal d'une tragédie, Plus une nuit fait entendre la nuit mystique, nuit charnelle et spirituelle, non du croyant, mais d'un homme qui n'entend plus la voix de Dieu dans la brise du soir et ne trouve pas de salut, sachant bien que l'histoire du monde fait le plus souvent de la mémoire un charnier, de la langue le silence et de la vie un sablier pour la mort. Michaël toutefois ne cède pas à la tentation du dérisoire absolu, de l'absurde total. Assumant jusqu'au bout notre condition et sa liberté d'homme-poète face au loup, aux cendres et à l'abîme, il célèbre le féminin et sa volonté d'ouvrir dans l'ici un chemin pour rendre la vie plus humaine par l'écrire, le lire et le relier. Son livre, puissant dans la langue, profond dans la pensée, nécessaire dans le propos, interroge à la fois notre passé, notre présent et notre avenir. Et même si, livre poussière, il ne restera, notre aujourd'hui troublé, où la barbarie gagne sur l'amour au nom de la foi dévoyée, de la différence rejetée ou de l'indifférence intellectuelle et morale, en a bien besoin.
[Sylvie Fabre G.]
Michaël Glück, Dans la suite des jours, éditions de l'Amourier, 2014.