A l'occasion de l'exposition qui lui est consacrée à la Maison Européenne de la Photographie, un ouvrage répertoriant des œuvres choisies de Gérard Rondeau a été édité. Un petit livre à la couverture souple, qui prend le pli du quotidien, qui se transporte, qui se dépose ouvert et retourné sur un rebord de canapé, qui s'oublie au fond d'un sac. Aux antipodes du lourd catalogue à la couverture criarde, dont l'ostentation vous saute au visage tel un animal enragé, Au bord de l'ombre est à l'image de cet artiste qui préfère la suggestion à l'exhibition. Un écrin qui renferme de petits trésors toujours cachés, dissimulés, à peine évoqués.
Gérard Rondeau, Jacques Derrida, Paris, juin 2000.
D'un point de vue formel d'abord, les instants/objets/visages photographiés sont toujours voilés. Parfois au sens propre, comme dans les portraits devant lesquels se soulève un voile de rideau gonflé par le vent ou encore comme ces œuvres d'art encore drapées dans un emballage plastique. Parfois au sens figuré, lorsque la figure justement, s'efface en partie. Les corps se devinent derrière le flou photographique, un visage se délite derrière un morceau de vitre semi-opaque, des membres, hors-champs, sont amputés par les rebords du cadre. Au final, il y a toujours quelque chose qui entrave la vue, qui perd le regard, qu'il s'agisse de reflets lumineux subtils, de la fumée d'une cigarette, ou d'objets contondants tel un tronc d'arbre. De cette manière la « chose photographiée » n'est pas offerte à la contemplation sous toutes ses coutures, mais plutôt esquissée, permettant à celui qui regarde de faire vagabonder son imaginaire, de se raconter des histoires.
Gérard Rondeau, tirage issu de la série "Musées - Hors Cadre"
Cela est d'autant plus vrai lorsque Gérard Rondeau saisit des instants incongrus, des coïncidences qui donnent lieu à des assemblages d'éléments absurdes. Si ces photographies frôlent parfois l'anecdote, elles nous entraînent comme l'ont fait les surréalistes avant lui, dans un monde onirique, dans un puits sans fond de narrations farfelues. Ainsi on peut observer cette toile où un portrait de femme semble détourner le regard tandis qu'une main est en train de la déplacer. D'après l'artiste, outre l'objectif de l'appareil photographique, le regard même transfigure la réalité. Regarder est en soi une manière d'organiser. Cela devient presque un langage, un code, fait de lignes, d'ombres, de lumière, de rythme, d'événements que chacun assemble à sa manière, et que l'artiste maîtrise à merveille. Un certain angle de vue peut refaçonner les choses, nous emmener autre part.
Gérard Rondeau, tirage issu de la série "Sarajevo".
D'ailleurs, tout ce que photographie Gérard Rondeau semble avoir été déplacé, sorti de son contexte habituel, pour se retrouver dans un autre univers. Ainsi dans la série des musées, les temporalités se superposent. L'objet d'art, figé, immobile, dans le temps suspendu de sa sacralité se télescope au temps actuel, aux outils modernes (échafaudages, escabeaux), au monde profane (régisseurs, visiteurs) qui s'affaire autour de lui. L’œuvre photographiée par Gérard Rondeau n'est pas dans sa disposition iconique à adorer, mais dans sa vie quotidienne, son intimité. Même chose pour les portraits d'artistes, ces personnages publics qui semblent ici tenus à distance, retranchés, qui s'effacent presque derrière leurs œuvres, écrasés par l'image qu'ils renvoient d'eux-même. Enfin, il y a les traces de la guerre, où encore une fois, un temps révolu, immobile, anachronique, prend place au sein d'une contemporanéité ambiante. Un instant « T », immuable, fossilisé au sein de la vie qui elle, prolifère, passe et s'évanouit. A travers les carreaux cassés de Sarajevo, ce sont les souvenirs de ces événements qui cisèlent le paysage et offrent au monde un cadre nouveau.
Au bord de l'ombre est une édition subtile, sans thématique, sans chronologie, toutefois la disposition des photographies au fil des pages nous raconte elle aussi des histoires. Des histoires parfois tragiques, comme celle de Cabus. Et puis un livre c'est aussi des mots. Des mots qui s'égrènent ici et là, qui se promènent sur les clichés. A feuilleter, à parcourir, à découvrir.
Gérard Rondeau, SHADOWS, Au bord de l'ombre, édition des Equateurs, Paris, 2015. 19€
Gérard Rondeau, Au bord de l'ombre
Exposition à la Maison Européenne de la Photographie (Paris)
15.04.2014 - 14.06.2015
Du mercredi au dimanche de 11h à 19h45
Plein Tarif : 8€
Tarif Réduit : 4.5€
Pour aller plus loin : www.gerardrondeau.com
Ophélie.