On parle en arabe de « la nuit de l’entrée » (ليلة الدخلة) pour évoquer ce moment (en principe) initiatique qu’est la nuit de noces. Dans la Tunisie contemporaine, c’est un autre genre de dakhla (« entrée ») qui est en passe de devenir un rite social particulièrement important pour la jeunesse sur le point de quitter le lycée pour tenter de trouver sa « voie d’avenir », et c’est loin d’être facile dans ce pays comme dans tous les autres de la région.
Cette « tradition inventée » remonte semble-t-il aux années 1980, époque à laquelle les lycéens ont commencé à organiser de petites fêtes au moment de finir leurs études secondaires. Mais depuis plusieurs années, et en particulier depuis la révolution du 15 janvier 2011, le rituel prend des proportions de plus en plus importantes. La libération de l’oppression subie sous Ben Ali explique en partie ce phénomène qui est également lié à l’essor toujours plus important des réseaux sociaux, relais obligés (et nécessaires) de cette cérémonie collective.
A la fin de chaque année scolaire, lors de ce qu’on appelle désormais la « dakhla du Bac sport », les élèves de Terminale se retrouvent, à l’occasion des épreuves sportives. Loin des profs et de l’administration, ils célèbrent à l’avance leur séparation prochaine, chacun se dirigeant vers le destin qui l’attend après les années de lycée. Une sorte de bizutage à l’envers puisqu’il commémore le temps de la sortie de l’âge pré-adulte et non celui de l’entrée dans le cursus universitaire.
Carnaval festif, la dakhla trouve son inspiration dans la célébration, qui porte le même nom et qui accompagne l’entrée des joueurs sur le terrain, lors des matchs de foot les plus importants. D’énormes foules de supporters réalisent alors dans les gradins du stade des compositions graphiques géantes, tandis que se lèvent dans le ciel d’énormes bannières, si possible accompagnées de chœurs assourdissants.
Dans la dakhla lycéenne, c’est presque toujours la cour des bâtiments scolaires qui sert de théâtre à la célébration. Sous les yeux d’une masse souvent impressionnante de jeunes lycéens réunis dans la cour, de grandes bâches colorées sont déployées depuis les étages ou même depuis les toits avant qu’on passe à la suite du rituel : l’embrasement de dizaines et dizaines de feux de Bengale (ceux-là même qui sont également utilisés dans les stades), brandis à bout de bras par des gamins surexcités. Cette dernière partie du spectacle est source d’accidents nombreux, et les libations et autres prises de substances illicites n’arrangent pas la suite car, bien souvent, des cortèges, largement motorisés, se dirigent en différents endroits pour continuer la fête.
Bien entendu, tout cela est enregistré par une multitude de téléphones portables avant d’être mis en ligne sur les pages Facebook et autres médias sociaux. Pour le plaisir de partager en partie, mais aussi pour montrer à tout le monde combien tel ou tel lycée surpasse tous les autres, par son originalité, son organisation, le nombre des participants, etc. Comme les banderoles décorées constituent la partie la plus personnelle d’un protocole qui, par ailleurs, ne permet pas vraiment l’originalité, c’est sur elles que se concentrent tous les efforts pour se démarquer en faisant mieux que les autres. Inévitablement, dans un pareil contexte, les débordements sont inévitables, surtout quand ce sont de grands adolescents sans garde-fous qui sont aux commandes.
On s’est donc beaucoup ému en Tunisie il y a quelques jours en raison du contenu de certaines de ces banderoles. Horreur et damnation : dans quelques rares lycées, il y avait des dessins et des slogans à la gloire de l’État islamique, et même des portraits de Benladen et d’Adolphe Hitler ! Un élément qui a certainement contribué à faire traverser ce scandale de l’autre côté de la Méditerranée. On a vu ainsi Rue 89 disserter, non sans finesse, sur le phénomène en extrapolant tout de même assez rapidement sur les dangers de l’antisémitisme. De son côté, Médiapart citait la page Facebook d’un auteur algérien probablement plus connu en France que dans son pays, Mohamed Kacimi, lequel n’hésitait pas à sortir les mots des grandes occasions : “Une société qui laisse ses enfants dire qu’Hitler et Daech sont leurs pères Noël est une société qui a renoncé à l’avenir, à son humanité.”
Peut-on raison garder et laisser à cette affaire les proportions qu’elle mérite ? Pour commencer, seuls quelques rares lycées (on parle de deux ou trois) ont été concernés par ce qui ressemble assez fort à une provocation “énhaurme”, assez bien dans le goût adolescent. Par ailleurs, ils étaient bien plus nombreux à proposer d’autres illustrations sur des questions politiques classiques (la Palestine pour commencer) ou non (la pollution dans leur ville par exemple). Si cela ne suffisait pas à faire taire ceux qui pensent que les lycéens s’expriment ainsi parce qu’ils ne sont que des gamins ignorants, on leur recommande de lire cet article (en arabe mais il y a les images) où ils verront que certains d’entre en savent assez sur l’histoire de leur pays pour rappeler la mémoire de Salah Ben Youssef, un dirigeant nationaliste opposé à Bourguiba et assassiné en Allemagne en 1961. Et parmi cette jeunesse tellement insouciante et dépolitisée paraît-il, on en trouve aussi qui rendent hommage, toujours durant la dakhla, à Chokri Belaïd, le militant politique assassiné en 2011.
Oui, la manière dont la jeunesse lycéenne s’empare de la dakhla a quelque chose de terrifiant parce que le phénomène met en évidence le fossé toujours plus grand qui sépare la moitié du pays, celle des moins de 20 ans, et les autres. Ce qui est vraiment terrible, c’est bien de voir que cette jeunesse tunisienne, quelques années après sa révolution, est toujours gouvernée par une gérontocratie indéboulonnable (le président du pays va bientôt fêter ses 90 ans). Non, la jeunesse de Tunisie n’est pas terroriste, elle est juste terrorisée d’avoir pour tout avenir le rêve de risquer sa vie sur un rafiot pour tenter de gagner l’eldorado européen, à moins que ce ne soit celui d’un jihad mortel au Moyen-Orient pour quelques centaines de dollars par mois. Ce qui est terrorisant, pour un avenir qui est aussi le nôtre, c’est de voir que la jeunesse arabe, bien au-delà de la seule Tunisie, n’a aucune perspective d’avenir alors que les très riches États de la Péninsule arabe engloutissent des sommes colossales dans toutes les guerres de la région, à la grande satisfaction de nos dirigeants transformés voyageurs de commerce pour nos fabricants d’armes.
Ci-dessous, circulant sur les réseaux sociaux, un des films de la fameuse “dakhla” du lycée de jeunes filles de Kairouan.