Electrosphère / EchoRadar : Des attaques xénophobes avaient déjà eu lieu en 2000 et 2008, elles ciblaient essentiellement des ressortissants du Zimbabwé voisin. En 2015, elles ont connu une ampleur inédite notamment à Durban. Des Africains étrangers ont été tués, blessés, certains brûlés vifs, et leurs commerces ont été pillés ou incendiés. L'armée a été appelée en renfort et plusieurs pays africains ont rapatrié leurs ressortissants. Comment en est-on arrivé là ?
Kenneth Sisseke : Nous savions que des attaques d'une telle ampleur surviendraient un jour ou l'autre. Je pense qu'elles seront plus fréquentes dans les années à venir. Regardons ce qui se passe ailleurs pour mieux cerner ce qui cloche dans ce pays. J'ai marché dans des villes comme Accra, Naïrobi et Dar Es Salaam, et j'appréciais énormément cette omniprésence de petits et de grands commerces entourés d'échoppes, de vendeurs à la sauvette, de foules qui erraient avec joie ou étaient toujours en quête de quelque chose jusqu'aux heures tardives. J'ai tiré trois leçons de cette expérience à l'étranger : les Africains sont très entreprenants contrairement à l'image souvent répandue, la « débrouille » et l'économie informelle sont à la fois les moteurs, les entrées d'air et les pots d'échappements des villes africaines, et je suis convaincu que tous ces éléments atténuent les risques d'explosion sociale.
J'ai rarement entendu parler d'attaques xénophobes dans les capitales africaines. Quant il y a des émeutes dans ces capitales, c'est le plus souvent pour des raisons politiques comme un président qui modifie la constitution pour se maintenir à vie. La situation économique dans ces pays est nettement moins bonne qu'en Afrique du sud mais leurs habitants savent qu'ils peuvent se débrouiller d'une façon ou d'une autre. Ce n'est pas du tout la même chose à Johannesburg et à Durban qui ne manquent ni de charme ni d'intérêt mais n'offrent pas autant de solutions de secours que Naïrobi ou Accra aux jeunes sans emploi et sans diplômes.
Pourtant, de plus en plus d'Africains se ruent vers l'Afrique du sud...
Pour un migrant Nigérian ou Congolais qui s'est donné les moyens de voyager et de s'installer ici, c'est presque un eldorado car il profitera d'une meilleure qualité de vie et d'un environnement économique favorable aux entrepreneurs. Les Congolais, les Nigérians et les Kenyans me disent qu'ils se plaisent en Afrique du sud mais que nos rues ne sont pas aussi animées que celles de leurs pays. Je comprend ce qu'ils veulent dire...
Pourquoi y a-t-il tant de haine envers les Africains étrangers dans les townships ?
Dans ce pays, tout se passe dans les townships ou presque. Les townshipers n'ont aucune éducation ou n'ont qu'une une éducation basique. Ce sont les Zimbabwéens, les Tanzaniens, les Kenyans, les Nigérians, les Ghanéens, les Congolais, les Camerounais et nos Indiens qui ont multiplié les cornershops, ces commerces de proximité qui offrent une diversité de produits et de services 24h/24. Leurs tenanciers ont pu grimper dans l'échelle sociale et en faire profiter leurs familles en Afrique du sud et à l'étranger. Ils sont les victimes toutes désignées de la colère populaire. Dans plusieurs quartiers de Johannesburg, les cabinets médicaux 24h/24 sont tenus par des médecins ghanéens, kenyans, camerounais ou indiens.
Tout le monde attendait Johannesburg mais c'est à Durban qu'a eu lieu l'explosion...
Durban est une ville portuaire et commerciale. C'est un paradis pour les commerçants, les investisseurs et les jeunes diplômés Indiens et Africains, et un enfer pour les Sud-Africains sans éducation et sans emploi.
Et si ces commerçants étrangers recrutaient des employés sud-africains ?
Ça ne marche pas. Le communautarisme des Africains étrangers et des Indiens est une barrière à l'embauche des Sud-Africains qui sont grandement responsables de cette situation à cause de leur xénophobie et de leur manque d'éducation. C'est plus rentable de recruter un frère ou de faire venir une cousine du pays. D'ailleurs, nous ne sommes pas moins communautaristes que les étrangers qui n'ont fait que prendre de la graine chez nous. Les Africains étrangers se marient entre eux, très rarement avec des Sud-Africains. Faites tourner le cercle vicieux pour que rien ne change.
Vous êtes persuadés la xénophobie est au coeur du problème ?
Oui, l'Afrique du sud a un sérieux problème de xénophobie... ou plutôt « d'afrophobie ». Vous savez, je lisais une revue avant de m'entretenir avec vous. Je suis tombé sur un sondage qui fait réfléchir : 86% des Sud-Africains estiment qu'il y a trop d'étrangers dans leur pays. Personne ne veut l'admettre mais tout le monde voit et vit cette xénophobie. L'ANC n'ose pas en parler ouvertement car ce serait une humiliation par rapport à l'idée qu'il se fait de lui-même, et un aveu d'échec par rapport au rêve arc-en-ciel de Mandela. Je ne dis pas que les Sud-Africains naissent xénophobes. C'est simplement de la frustration et de la colère qui trouvent un bouc émissaire ou un coupable désigné en la personne de l'Africain étranger. Dans de telles conditions, un taux de chômage à 24% est une grenade dégoupillée.
Les partis d'opposition ont tiré à boulets rouges sur l'ANC qu'ils jugent laxiste. La lente réaction de l'administration Zuma pendant ces attaques xénophobes a été très critiquée...
L'ANC ne sait plus à quel saint se vouer. Le Congrès [African National Congress, parti au pouvoir] craint d'être débordé par la frange radicale de l'étoile montante Julius Malema qui veut « chasser les Africains et tuer les Boers ». Une bienveillance trop affichée à l'égard des Africains étrangers serait vite utilisée contre lui. Il y a aussi une lutte d'influence entre l'ANC et les chefs traditionnels qui veulent entrer dans les affaires politiques et jouent la carte Malema. L'un d'eux a qualifié les Africains étrangers « de cafards qui doivent être écrasés ». Quelques semaines avant les attaques, Robert Mugabé [président du Zimbabwé] était en visite officielle à Johannesburg et a donné une conférence de presse à Soweto. Avec son aplomb habituel, il a exigé que « tous les journalistes Blancs et toutes les visages Blancs soient expulsés de l’assistance ». Il a ensuite cru bien faire en déclarant que « les Sud-Africains peuvent détruire la statue d’un homme Blanc mort mais n’osent pas s’attaquer à la vie d’un homme Blanc. Pour l’instant, ils peuvent lapider à mort un homme Noir simplement parce qu’il est étranger ». Avec du recul, je me rend compte que tous ces signaux ont fait monter la sauce et ont agi comme un détonateur contre les Africains étrangers.
Des discours xénophobes d'une part, racistes d'autre part. Pourtant, aucun Blanc ou très peu de Blancs ont été victimes de ces attaques...
Les communautés Blanches vivent, pour la plupart, dans quartiers Blancs ou dans des quartiers mixtes, avec leurs commerces, leurs services de proximité, leurs employés triés sur le volet et leurs services de sécurité parfois mieux équipés que la police. L'héritage de l'apartheid n'a pas disparu. Ce ne sont donc pas des cibles aussi faciles que les Africains étrangers dans les townships. Cependant, les défacements des statues de la Reine Victoria et de Gandhi, et le déboulonnage de la statue de Cecil Rhodes à l'université de Capetown sont des signaux inquiétants de plus. L'état du Cap aurait du faire preuve de fermeté face à cette fronde d'étudiants qui comportaient des éléments proches du courant Malema. Ils ont réussi à faire pression sur la direction de l'université qui a cédé pour ne pas être taxée de raciste ou de colonialiste. Une nation qui casse ses statues détruit son passé et compromet son avenir. À moins d'un sursaut salvateur, ce pays s'écrasera avant son décollage.
Merci Kenneth pour ces tous ces enrichissements, très peu répandus dans nos médias. Vous connaissez EchoRadar ?
Je l'ai découvert en votre compagnie. Mais je ne parle pas et ne lis pas le français.
Il y a un widget de traduction multilingue sur notre site...
Un quoi ?