Pour sa dernière rencontre de la saison 2014/2015 au Lausanne-Moudon, l'associaton littéraire Tulalu!? recevait Lolvé Tillmanns pour son livre 33, rue des Grottes. Après avoir posé à l'auteur sa question: "comment ça va?", devenue rituelle, Pierre Fankhauser lui demande si le 33 de la rue des Grottes existe bel et bien. En fait cette rue de Genève, située au nord de la Gare Cornavin, existe, mais ne comporte que 32 numéros. Lolvé Tillmanns a voulu ainsi que son deuxième roman, sans être basé sur la stricte réalité, demeure probable.
Son premier roman, publié à compte d'auteur, La genèse du papillon, était le récit d'un monde créé de toutes pièces, dans le genre fantasy. Elle y avait mis de la magie, des bêtes monstrueuses et des peuples magnifiques. Elle avait écrit ce roman alors qu'elle travaillait dans une entreprise où elle s'occupait de marketing et de gestion de projets. Mais elle s'est rendu compte au bout de quelques années qu'elle n'était pas faite pour cette vie de compétition où, finalement, les meilleurs ne sont pas récompensés, qu'elle était faite pour une seule chose, vraiment, écrire.
Ses parents, en rupture avec leur milieu social de grands bourgeois, étaient devenus des artistes. A son tour, après avoir voulu rompre avec ce qu'ils étaient, elle a renoncé à la chasse à la promotion, pour avoir le temps d'écrire, parmi de multiples activités, puisqu'entre autres, elle enseigne le français à des adultes, qu'elle marche une heure à une heure et demie par jour, qu'elle lit beaucoup, qu'elle voyage beaucoup, notamment en Chine où elle a fait plusieurs séjours et où elle peut tester le mandarin et les idéogrammes qu'elle a appris, et qui ont l'avantage d'être les mêmes en japonais...
Ecrire. Il ne s'agit pas pour elle d'écrire en pensant à la postérité. Ce n'est pas sa préoccupation. Plus simplement, elle a envie de donner vie à des personnages, de les mettre en situation et de les faire réagir dans cette situation. Quand elle écrit, elle ne pense donc pas spécialement au lecteur, sinon tout de même en s'efforçant d'écrire de façon lisible. Mais, à dire vrai, ce n'est qu'une fois transmis à d'autres pour lecture qu'elle commence à se poser des questions sur la façon dont ce qu'elle a écrit sera accueilli.
33, rue des Grottes n'est pas un livre de science-fiction comme d'aucuns l'ont dit un peu vite. Il raconte simplement une histoire probable, sans souhaiter pour autant qu'elle se produise. Et, pour raconter cette histoire, Lolvé Tillmanns a eu besoin de créer un microcosme, une sorte de huis clos, où seules les pensées des habitants d'un immeuble s'exprimeraient, tour à tour, chacun avec ses mots, avec son champ lexical, correspondant à sa propre histoire, son background en bon français. S'il n'y a pas de dialogues dans ce roman, c'est pour la bonne raison qu'elle ne se sentait pas à même d'y mettre les accents requis par la diversité d'origine de ses personnages.
Car les personnages du 33 sont effectivement d'origines très diverses et de cultures très différentes. Si elle les a ainsi créés, en mettant en chacun d'eux une part d'elle-même et une part de personnages existants, c'est certainement parce qu'elle s'intéresse à la Genève cosmopolite. Elle s'intéresse également à la mixité sociale. Et, sous le toit de ce même immeuble du 33, habitent des personnages de milieux sociaux très différents, de la cave au dernier étage. Inconsciemment, ce faisant, elle a reproduit les différents niveaux de l'échelle sociale, les moins bien lotis se trouvant au sous-sol et les grands bourgeois au quatrième.
Au début du livre, l'ordre social règne. Et Lolvé Tillmanns sait très bien le restituer pour le lecteur, qui se demande où elle veut en venir. Mais elle sait aussi montrer comment ce bel ordre social est bouleversé par la survenance d'un fléau que les habitants du 33 sont, pendant tout un temps, incapables d'identifier, parce qu'ils ont tous une vue parcellaire des choses. Ce fléau qui se produit n'est pas inimaginable. Les cartes sont alors rebattues. Les personnages se révèlent sous un tout autre jour qu'auparavant. Dans la société helvétique actuelle, les gens ont une grande confiance dans l'Etat. Ne la perdraient-ils pas si, par exemple, une guerre, ou une épidémie, ou une dictature y sévissait?
Pierre Fankhauser pose alors des questions plus personnelles à l'auteur. Que ferait-elle si elle détenait le pouvoir? Elle créerait des contre-pouvoirs. Des enfants meurent dans son livre, souhaite-t-elle avoir des enfants un jour? La réponse vient immédiatement: non. Elle trouve que c'est une très grande responsabilité d'avoir des enfants et elle envisage de faire tellement d'autres choses dans sa vie... Et Dieu, dans sa vie, justement, occupe-t-il une place? Il n'y occupe aucune place, mais il est vrai qu'il en occupe pour certains de ses personnages et c'est donc pour eux qu'elle parle de Dieu...
Laurence Morisod lit quelques extraits de 33, rue des Grottes. Ce sont des passages très forts, avant et après l'apparition du fléau. Ils sont très forts par ce qu'ils évoquent et qui est pourtant exprimé dans une langue simple, sans mots superflus, sans fioritures. Par les variations de ton et les modulations de sa voix, la comédienne sait transmettre toute la charge d'émotion qu'ils contiennent cependant. Cette dimension supplémentaire, qu'apporte sa voix au texte, est peut-être encore plus flagrante dans sa lecture d'un extrait tiré du prochain roman de Lolvé Tillmanns, Rosa, roman réaliste cette fois, à paraître en septembre, où il est question du Dieu des juifs...
Francis Richard
33, rue des Grottes, Lolvé Tillmanns, 216 pages, éditions faim de siècle & cousu mouche