[Critique] LA DERNIÈRE PISTE
Titre original : Meek’s Cutoff
Note:
Origine : États-Unis
Réalisatrice : Kelly Reichardt
Distribution : Michelle Williams, Bruce Greenwood, Paul Dano, Will Patton, Zoe Kazan, Shirley Henderson, Neal Huff, Tommy Nelson, Rod Rondeaux…
Genre : Western
Date de sortie : 22 juin 2011
Le Pitch :
En 1845, la jeune Emily Tetherow et son mari font partie d’un trio de familles engagé à la conquête du territoire américain sur la fameuse piste de l’Oregon. Menés par un certain Stephen Meek, les pionniers prennent un raccourci, mais s’aperçoivent vite qu’ils sont en fait perdus. Après des jours et des jours d’errance dans des paysages hostiles et désertiques, les familles commencent à se méfier de leur guide, mais aussi d’elles-mêmes. Alors que la chaleur, la fatigue, la soif et la désorientation prennent le dessus, un indien croise leur route. Le groupe doit maintenant se décider quant à la confiance qu’il peut accorder à cet homme étrange : pourra-t-il les aider à trouver de l’eau, ou bien est-ce qu’il leur réserve un sort bien plus sinistre ?
La Critique :
Ne vous attendez pas à entendre une conversation importante pendant les premières 20 minutes de La Dernière Piste, le conte austère et bouleversant de Kelly Reichardt sur la Piste d’Oregon. Toute l’exposition nécessaire vient d’un Paul Dano tristounet en train de graver un seul mot sur le tronc d’un arbre mort : « Perdus ».
Se déroulant en 1845 et librement inspiré de faits réels, le film suit trois familles de pionniers qui se sont détachées de leur convoi principal de chariots, écoutant les conseils d’un vantard barbu du nom de Stephen Meek, qui prétendait connaître un raccourci. Incarné par Bruce Greenwood, portant une veste dans le style de Buffalo Bill et blablatant sans cesse des histoires capillotractées sur la frontière, Meek est pratiquement une parodie du cowboy arrogant. Sauf qu’ici il n’y a pas grand-chose de marrant.
Le métrage de Reichardt est sobre, sévère et loin d’être une expérience clémente pour son spectateur. Dans l’esprit du Gerry de Gus Van Sant ou du Dead Man de Jim Jarmusch, il s’agit d’un autre de ces films artistiques qu’aiment les cinéphiles parce que, en soi, « il ne se passe rien ». L’ensemble s’apparente à une transe méditative ; on ressent notre chimie physiologique qui ralentit et on se prépare à entrer en mode contemplation. Rien que la séquence d’ouverture est hypnotique, où les familles recueillent l’eau d’une rivière – un travail écrasant représenté dans son moindre détail. La Dernière Piste illustre les tâches pénibles et répétitives, le train-train et la banalité du quotidien, et le sentiment malade, impuissant de gens indécis qui ne savent pas où ils vont. Lorsque les provisions commencent à manquer, il y a une sensation croissante de crainte et de malaise qui devient presque insoutenable.
Michelle Williams, également la vedette du film précédent de Reichardt, Wendy et Lucy, joue Emily Tetherow, une femme qui est très loin d’apprécier Meek et ses grandes paroles ignorantes, mais qui doit souffrir en silence et rester à sa place avec les autres femmes qui marchent derrière les wagons. La caméra a tendance à traîner à l’arrière avec les dames (Zoe Kazan et Shirley Henderson complètent le trio), alors que toutes les décisions de vie ou de mort sont prises par les hommes, aperçus à distance où on peut à peine les entendre.
Il y a ici une rudesse et une cruauté inhérentes aux paysages, qui sont plus photographiés sous les traits d’une planète extraterrestre que sous l’aspect typiquement carte-postale qu’on a l’habitude de voir dans les westerns. Reichardt et son génial chef-opérateur Christ Blauvelt filment dans le format carré du 1 :33 (comme tous les films faits avant les années 50), rétrécissant les vastes images panoramiques jusqu’à ce qu’elles deviennent une petite fenêtre étroite. C’est une stratégie visuelle sophistiquée qui nous oblige à regarder le voyage à travers la perspective des femmes, puisqu’elles portent toutes des bonnets qui s’étendent à plus de trente centimètres des deux côtés, plongeant leurs célèbres visages dans l’ombre et bloquant leur vision périphérique. Le cadre enferme et isole les personnages ; pas dans l’environnement, qui est sans limites, mais dans leur sort.
Que dire de Michelle Williams, hormis le fait que c’est l’une des actrices les plus hypnotiques du moment ? Elle a une présence tellement sereine, et pourtant toutes ses émotions se remuent juste en surface. On n’a jamais l’impression qu’elle est en train de « jouer », mais elle transforme le plus simple des comportements en absolue révélation. Wendy et Lucy avait déjà prouvé que Williams était la muse parfaite pour quelqu’un comme Reichardt, qui semble constitutionnellement allergique aux gestes dramatiques, et préfère laisser parler les silences.
Et de quoi ça parle, au juste ? Certains pourraient parler d’un western féministe, ou bien des implications allégoriques d’un cowboy inarticulé qui mène des gens trop confiants et trop stupides vers leur perte au milieu du désert. Il y a certainement un angle politique dans le scénario de Jon Raymond, si c’est ce qui vous intéresse. Mais une lecture aussi simple risque de sous-estimer l’effet que Reichardt cherche à créer.
Ce qui s’avère largement plus prenant, c’est cette lutte subliminale pour le pouvoir qui s’installe entre Meek et Emily Tetherow, alors que la situation des familles devient de plus en plus désespérée. Dans la deuxième heure du film, ils capturent un indien solitaire qui vient d’une tribu indéterminée – quoique Meek a beaucoup de théories à son sujet, et la plupart se contredisent les unes les autres. Il pourrait les aider à trouver de l’eau, ou il pourrait les entraîner dans une embuscade. Ou peut-être qu’il est juste perdu, lui aussi ? Emily est la seule qui traite leur prisonnier avec une quelconque bonté, mais elle aussi a des motifs ultérieurs (« Je veux qu’il me doive quelque chose, » explique-t-elle).
Incarné par Rod Rondeaux, appelé « L’Indien » dans le générique, il beugle et chante dans un langage inconnu qui n’est pas sous-titré. Pas la peine de souligner l’ironie que ses élucubrations possèdent. Des paroles qui ont à peu près la même cohérence que les conneries marmonnées par Meek sur la gloire, la bible et la frontière. Au final, La Dernière Piste s’achemine vers une question de confiance, de choisir entre un mal connu ou un mal inconnu qu’on n’arrive même pas à comprendre. Alors que les options se limitent et se réduisent, le langage visuel du film lui-même s’étrique encore plus, filmant les personnages en partie cachés par des obstacles en premier plan, jusqu’à ce que la catharsis arrive enfin dans une confrontation finale qui, en elle-même, est exaltante dans son calme étrange. La Dernière Piste est une expérience qui hante et qui divise, destinée à laisser certains spectateurs contrecarrés et d’autres ensorcelés.
@ Daniel Rawnsley
Crédits photos : Pretty Pictures