Paralyzed dance, tonight commence comme une battue. Roulements de grosses caisses sombres, sourds, tenaces, rattrapés par une guitare aux motifs têtus. Quand la voix arrive, un cri criblé d'effets la brouille en arrière-plan. La voix de l'homme dit « I know you are in fear / Behind a wheel / I think you got what you deserve ». Je sais que tu es transi de peur, derrière une roue, je pense que tu as eu ce que tu méritais...
Ces premières impressions nourrissent l'envie de prolonger par l'imaginaire la photographie énigmatique du disque : trois hommes plantés parmi une forêt de conifères, concernés par quelque chose, mais quoi. Si l'on scrute, sur leurs gilets orange, on discerne : Itzehoer Versicherungen. Peut-être ne s'agit-il en fait que d'une compagnie d'assurance bavaroise ou un truc dans le genre, mais on se plaît à croire qu'un drame va se jouer, on a vite fait d'extrapoler, ça aide à pénétrer l'histoire. Le dos de la pochette dévoile l'intrigue, dans un habile pivotement : on y découvre le point de vue inverse, les gardes forestiers de face, dans l'exacte même position courbée pour scruter au loin parmi les troncs, alors que la mort se trouve à leurs pieds, une masse animale noire inerte.
La suite du disque égrène treize chansons d'une autre époque, avec un charme ancien, élisabéthain, qui frise parfois la désuétude. On pourrait dire des torch songs, des complaintes d'amours fêlées, éclairées à la bougie, qui parlent de cimetière pas assez grand, de home que l'on construirait avec nos bones, de feu que l'on ferait mieux de nourrir, ou de « ta fierté qui ces jours-ci ne m'a laissé aucune échappée ». Piano, tambourin, guitares jouées avec un doigté lointain, voix asexuées, plus on s'avance, plus on s'enfonce, à découvert. Pas d'autre ornement que l'essentiel, l'essentiel devenant ornement. « You wear your head like a necklace » (tu portes ta tête comme un collier) chante Cheryl June Serwa sur General Winter. Pas d'artifices, pas d'astuces, pas de colliers ni de patchouli, Women & Children s'abîment dans une épure acoustique, parmi les branches et les ronces.
Cheryl June Serwa, celle qui chante aux noms des enfants et des femmes et, aussi, pour se sauver elle-même, en a sûrement assez d'être comparée à Nico comme d'autres à Nick Drake. Sa beauté s'avère changeante, certaines photos révèlent sa pâleur intense, ses yeux bleus nimbés de cernes. Sa voix aussi devient lunatique, prend de l'âge d'un morceau à l'autre. Sur la chanson Polly Ann, trop guillerette, gentillette, appliquée façon New Age, elle en devient irritante, heureusement dérangée par la venue du violon qui rappelle l'intention primale, villageoise. Mais sur l'introduction de la chanson « My Bad », la voix de Cheryl June définit une quintessence de la complainte, son fado à elle, il faut l'entendre noyer les mots dans un psaume : « I really need you tonight, things just ain't right since you been gone ». Cheryl June Serwa et Kevin Lasting ont croisé leur chemin à New York, ont partagé leur tristesse, leur féminité, leur amour. Ils y auraient sans mal trouvé leur place dans la trilogie de Paul Morrissey, trente ans auparavant. Mais, en 2001, Paris verra finalement naître leur envie de former un groupe, à l'annonce du retour sur scène de Hope Sandoval. Première fan, Chan Marshall leur offrira d'ouvrir pour elle deux ans plus tard.
Des rumeurs disent qu'ils ont cessé de s'aimer mais qu'ils continuent quand même Women & Children. Aujourd'hui, les informations autour d'eux brillent par leur évanescence. Aucune date de concert annoncée sur leur site. Leur bio elle-même a laissé place à un espace vacant. Peut-être un songe seulement les a habités, un moment, un songe à la résonance vieille de mille ans.