Un dictionnaire René Char
Les thématiques et les angles d'attaque de cet ouvrage sont multiples, un chantier de longue durée s'est achevé en février 2015, les Classiques Garnier en assurent la publication : 371 notices, 715 pages, une vingtaine d'auteurs ont œuvré sous la direction de Danielle Leclair et de Patrick Née pour le Dictionnaire René Char. À côté des livres et des anthologies du poète, il est question des lieux de sa biographie et des grands événements de son époque. Au fil des pages, en vertu de l'ordre alphabétique, sont évoqués les écrivains, les peintres, les revues et les éditeurs avec lesquels il travailla, son roman familial, ses amours, ses amitiés, ses ruptures et ses colères, les traductions, les lectures, les ouvrages critiques et les expositions qui le concernèrent étroitement.
De prime abord intimidante, cette somme se lit allègrement. De précieux éclaircissements sont livrés à propos d'un auteur qu'on croyait bien connaître et qui mérite pourtant un réexamen. Les contributeurs nous livrent de récentes découvertes, puisées dans les manuscrits et les correspondances, dans des archives privées et les catalogues de ventes publiques : des rapprochements inattendus surgissent, des effets de proximité ou bien de rapides synthèses induisent de nouvelles perceptions.
On pouvait craindre que certaines informations et citations soient escamotées : de nombreux indices permettent d'entrevoir qu'au terme de négociations inévitablement délicates, ce travail collectif s'effectua en bonne intelligence avec son ayant droit.
Il faut appréhender cet ouvrage comme un rapport d'étape ou bien comme l'aboutissement d'un processus amorcé par la monographie pionnière de Jean-Claude Mathieu, publiée chez Corti en 1984. Comme l'indiquent la préface de Danielle Leclair et la bibliographie détaillée qui figure en fin de volume, le Dictionnaire René Char étalonne des connaissances qui se sont forgées à partir d'actes de colloque et de recueils d'articles récemment parus, du catalogue de la BNF composé par Antoine Coron à l'occasion du centenaire de la naissance du poète ainsi que des biographies de Christine Dupouy, Laurent Greilsamer et Danielle Leclair, auteure en 2007, aux éditions Aden de René Char. Là où brûle la poésie (1).
Exception faite pour Laurent Greilsamer, tous les auteurs déjà cités participent à ce Dictionnaire.
Corinne Bayle a rédigé des articles consacrés à Baudelaire, Hölderlin et Nerval, Olivier Belin est l'auteur de nombreuses notices à propos de l'entre-deux guerres et de la période surréaliste, Martine Creac'h évoque les chapiteaux romans d'Autun, Corot, Courbet, Giacometti, Poussin et Sima ainsi que la figure de Georges Duthuit.
Christiane Dupouy silhouette Georgette Char qui fut la première épouse, Anne Gourio resitue les présences d'Artaud, de Jean Hugo, de Pasternak et de Reverdy, Paule Plouvier trace le portrait d'un ami d'enfance du poète, Jean-Pancrace Nouguier dit l'Armurier qui connaissait admirablement les noms des étoiles et habitait une maison, "au premier étage de laquelle il accédait par une corde à noeuds" ; on retrouve Jean-Claude Mathieu, à propos des aphorismes et des Ascendants de Char. Dans la rubrique traductions, un important massif, quatorze articles mesurent l'importance de la diffusion de cette poésie parmi les grandes aires linguistiques.
Antoine Coron est sollicité dans ce Dictionnaire pour portraiturer de proches amis vauclusiens du poète, des personnages étonnants comme Adèle et Louise Roze, Marcelle et Henry Mathieu ou bien Marcelle Sidoine-Pons qui porte le nom de Bora dans les Feuillets d'Hypnos – Char écrivait qu'elle était sa "renarde"... "l'âme de la montagne aux flancs profonds" –. De même, le village de Céreste et les silhouettes des compagnons de la Résistance sont impeccablement retracés : Char s'en souvenait, "ce n'est qu'au maquis que j'ai connu des fraternités entières". D'autres personnages nous sont révélés par Antoine Coron : entre autres, le poète Maurice Blanchard (1890-1960),"un révolté intégral et secret" qui pendant l'après-guerre "continua de cultiver une solitude noueuse, sans concession", ainsi que deux "passantes" ou "servantes au grand coeur", qui ne figuraient pas avec autant de précision parmi les grandes amoureuses de Char, Simone Lordereau et Maryse Lafon.
Antoine Coron participe également à ce Dictionnaire en tant que spécialiste du livre illustré ; il résume la manière bien particulière qu'avait René Char de faire un livre avec. Sont évoqués simultanément des personnages-clés du commerce du livre comme les grands relieurs Rose Adler et Georges Roux, l'éditeur Pierre-André Benoit et le courtier en librairie Jean Bélias, "intermédiaire infatigable". Un article est consacré au libraire-éditeur et galeriste du Point Cardinal, Jean Hugues (2). Né à Forcalquier en 1927, Jean Hugues avait été choisi par Char, en compagnie d'un autre jeune homme qui s'appelle René Girard pour seconder Yvonne Zervos pendant l'été 1947, au moment de la préparation de l'exposition de peintures et de sculptures contemporaines au Palais des Papes, exposition qui marqua les origines du Festival d'Avignon. En 1952, il installa sa boutique de libraire au 1 de la Place Fürstenberg, un espace à partir duquel se créa "autour de Char et de ses livres une émulation bibliophilique qu'aucun autre poète, même Éluard, n'avait connue à ce point auparavant". Jean Hugues publia de grands livres illustrés, associa Michel Leiris et André du Bouchet avec Giacometti. Il sut faire œuvrer René Char en compagnie de Nicolas de Staël, de Joseph Sima et de Wifredo Lam ; dans sa galerie, on voyait fréquemment des travaux de Victor Brauner, Henri Michaux, Louis Pons et Joseph Sima. À partir de 1970, "les liens se distendirent. On ne saura probablement jamais pourquoi. Rares furent les amitiés anciennes de Char qui résistèrent au temps. La rupture ou l'abandon survenaient sans crier gare et sans explication".
Il incombait à Patrick Née d'évoquer les prises de position de René Char dans le registre de la philosophie : ses articles traitent de Georges Bataille, d'Yves Battistini, de Jean Beaufret, d'Héraclite, d'Heidegger et de Nietzsche. Du côté de la critique littéraire, le rôle primordial joué entre 1935 et 1947 par Gilbert Lely est clairement identifié : la correspondance de Lely et de Char permet "d'entrer dans le laboratoire de la création des deux poètes", le biographe de Sade fut le premier lecteur véritablement éclairé de Char. Patrick Née souligne les ambivalences éprouvées par le poète vis-à-vis de sa réception critique. L'habitant de l'Isle-sur-la-Sorgue fut pourtant "précocement servi par plusieurs des plus grands noms de la critique de la seconde partie du XX° siècle", Maurice Blanchot, Georges Blin, Gabriel Bounoure, Gaëtan Picon, Georges Poulet, Jean-Pierre Richard et Jean Starobinski. Pour ce qui concerne Avez-vous lu Char ? le livre précurseur de Georges Mounin, Patrick Née rappelle que Char qui surinterprétait l'engagement communiste du linguiste aixois, fut malheureusement très vite passionnel, injuste et violent à son égard.
Patrick Née rappelle aussi que le chantier de La Pléiade qui devait être confié à Jean-Claude Mathieu fut malheureusement bâclé à cause de l'impatience du poète. Son tour d'horizon du côté de la critique est assez complet puisqu'il évoque aussi les articles et les entretiens qui parurent dans la presse nationale ainsi que les écrits de fâcheuse mémoire commis par Etiemble et Alain Bosquet.
On ne lui fera pas grief de rapporter la cruelle opinion de Char à propos du livre de Paul Veyne :"il ne sait pas ce qu'est la poésie. Il est historien ... Il pense que la poésie est entièrement explicable. Tout juste s'il ne m'expliquerait pas la mienne".
Dans le travail accompli par Danielle Leclair, à la fois comme directrice de l'ouvrage et comme rédactrice du plus grand nombre de notices de ce Dictionnaire, je retiendrai les portraits qu'elle a composés à propos de trois des grandes compagnes du poète : Greta Knutson, Yvonne Zervos et Tina Jolas.
Greta Knutson (1899-1983) était née en Suède, elle était peintre et connaissait admirablement la culture allemande : elle fit connaître à Char, Hölderlin et Nietzsche. Leur passion amoureuse qui fut vécue entre 1938 et la fin de la guerre, leurs combats au cœur de la Résistance leur permettaient de se retrouver dans plusieurs lieux de la Provence : entre autres, une chambre du 40 de la rue Celony, proche du Pavillon de Vendôme d'Aix-en-Provence.
À propos d'Yvonne Zervos (1905-1970) Char songeait à l'iris, "sa fleur de gravité". Danielle Leclair rappelle qu'elle joua un rôle essentiel pour de nombreux artistes ainsi que pour Jacques Dupin qui s'en souvenait magnifiquement : "Je ne dirai pas ce qu'elle fut pour eux, les peintres, et les plus grands : l'eau fraîche de l'étape, le tison du renouvellement. Mais ce qu'elle demeure pour moi : l'initiatrice, celle qui m'a ouvert les yeux et permit de grandir. Avec une affection attentive, avec une brusquerie bienveillante. J'avais vingt ans. J'étais aveugle et presque muet". Sa relation amoureuse avec Char débuta en 1946 et se poursuivit durant les années 50.
Danielle Leclair évoque aussi le destin à la fois douloureux et lumineux de Tina Jolas (1929-1979) pour laquelle sa fille Paule du Bouchet composa un très beau livre, Emportée qui fut publié chez Actes-Sud en 2011. La passion de Tina se déclara en 1957 ; elle occasionna une terrible rupture du côté de son premier mari, André du Bouchet, auparavant proche ami de René Char. L'anthologie de La planche de vivre fut l'une des pierres d'angle de cette relation qui se maintint jusqu'en 1987, Tina Jolas qui fut une grande traductrice de l'anglais et du russe permit à Char de découvrir pleinement Ossip et Nadejda Mandelstam, Tsvetaeva, Akhmatova et Pasternak.
Au fil des pages de ce Dictionnaire, Danielle Leclair nous fait par ailleurs appréhender les dernières années de la vie de René Char qui furent dramatiques. Le récit de ses soudaines ruptures en amitié qui l'éloignèrent brusquement par rapport à des écrivains de première importance comme Jacques Dupin et Dominique Fourcade, le lamentable fiasco de l'Hôtel de Campredon de l'Isle sur la Sorgue qui devait être le siège pérenne d'une Fondation, les lacunes et défauts qu'on aperçoit quand on examine l'édition de La Pléiade, et puis surtout ses graves ennuis de santé, les accidents cardiaques dont il fut la victime, de nombreux signes permettent d'imaginer à quel point la fin de vie de René Char ne fut certes pas celle d'un "poète officiel". Hanté par des problèmes à la fois physiques et psychologiques qui occasionnaient chez lui des moments de forte dépression et de grand épuisement, Char eut très souvent le sentiment que la poésie l'avait abandonné : il en était douloureusement conscient, des symptômes qui pouvaient faire songer à la folie qui avait emporté sa sœur Julia, l'habitaient dangereusement.
Une incise de Char nous rappelle que "le souvenir est la condition de l'eau qui court" ... Onaura pressenti que cet ouvrage collectif est précieux et qu'il relève d'un salubre devoir d'exactitude. En dépit de ces grandes qualités, il nous faudra pourtant espérer qu'une seconde édition avec additifs et compléments puisse voir le jour dans quelques années. On peut en effet regretter de ne pas rencontrer dans cet ensemble un tantinet monumental, tel ou tel profil perdu plus ou moins indispensable. La liste de ces manques n'est pas trop longue, chacun pourra l'accroître selon ses convictions. Personnellement, j'aurais aimé voir apparaître dans cet ouvragedes personnages comme le photographe Serge Assier ainsi que des écrivains comme Gil Jouanard, Roger Munier, Gaston Puel et André Ughetto qui furent pendant plusieurs saisons de vrais compagnons de Char. À mes yeux, deux entrées de ce Dictionnaire manquent cruellement, celle de Paul Celan, trop brièvement évoqué quand il est question des traductions en allemand, et celle de Joë Bousquet qui échangea avec Char d'importants courriers, quelques-uns d'entre eux figurent dans la Correspondance de l'écrivain de Carcassonne, parue chez Gallimard en 1969. Dans un ancien catalogue du libraire Auguste Blaizot (n°335), on retrouvera des extraits significatifs des échanges noués entre Char et Bousquet, ce sont des courriers aujourd'hui conservés dans une grande Bibliothèque universitaire du Texas. En août 1949, voici ce qu'écrivait René Char : "Mon très cher ami, j'ai tenu dans mes mains d'abord un long moment ce tellement poignant exemplaire du "Meneur de lune" puis je l'ai ouvert et lentement comme une marche sur une terre religieuse, votre main dans la mienne, je vous ai suivi ... Je vous aime beaucoup, Joë Bousquet l'indispensable".
Alain PAIRE
1. Olivier Belin a rendu compte de cette biographie de Danielle Leclair sur ce lien du site Fabula.
2. Cf Jean Hugues, libraire-éditeur, Le Point Cardinal, éditions des Cendres, Paris, octobre 2004, textes d'Antoine Coron, Chantal Duchesne-Hugues, Agnès Hugues, André Jammes, Yves Peyré et Jean Toulet. Cf aussi plusieurs pages consacrées à Jean Hugues, dans l'ouvrage d'Y. Peyré, Peinture et poésie, éd. Gallimard, septembre 2001