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Depuis un reposant espace ombragé du parc tête d’Or à Lyon.
Voilà bien longtemps que je n’avais englouti si vite un bouquin. Le décès de Serrault a détoné en moi jusqu’à rendre indispensable de retrouver son autobiographie enserrée depuis quelques années sur une étagère de bibliothèque.
Pas un chef d’œuvre de style le …Vous avez dit Serrault ?, pas ce que j’espérais d’ailleurs, mais l’authentique témoignage d’un grand saltimbanque.
Glouton à faire filer les pages pour que revive densément le clown imprévisible aux planches explosives : son enfance truffée de turbulences qui prédestinaient l’insatiable garçon ; l’amorce religieuse dont il gardera une humanité sans détour, presque outrancière ; ses débuts d’artiste avec sketches enchaînés et nuits blanches frénétiques ; l’évidence essentielle de ses deux Rencontres, Nita l’amour d’une vie, Jean l’amitié cardinale ; sa conception du métier d’artiste, naturel et liberté talentueuse, un peu à la façon du style littéraire d’un Léautaud qu’il incarna gouailleur et tranchant à souhait ; son ancrage au cinéma et son enclin pour les personnages ambivalents.
Occasion de retrouver la si attachante galerie des acteurs et comédiens comiques, ceux qui ont distrait mes sombres années tiraillées. Leurs films me dispensaient d’une quelconque prise de psychotropes : les 90 ou 120 minutes de baume dopant suffisaient pour se colleter aux tracas quotidiens et aux trognes persistantes. L’implacable bonhomie de Blier, l’indomptable furie de Louis de Funès, les envolées foudroyantes de Francis Blanche, la frénésie inventive de Darry Cowl, la victimisation rigolarde de Carmet, les bougonnements ravageurs de Jean Yann, les sursauts pétaradants de Prévost et, bien sûr, la maximalisation géniale du pince-sans-rire de Poiret : univers revigorant du plus attachant et déconneur de tous, l’ami Serrault, ange rieur de l’humanité.
Il a su cultiver et propager l’irrévérence et le sens de l’absurde. Son physique ordinaire permettait d’animer sans fausse note les plus antagonistes caractères et dévoilait une singularité attrayante de l’âme. Sa dextérité à improviser au théâtre, pour extraire la plus enivrante des folies en cohérence avec l’instant, pousser un peu plus loin la scrutation des délires humains, irradiait les œuvres mises en scène.
Serrault, une fresque humaine : l’abject Rico, meneur de ces putains de hooligans franchouillards, qui aurait écrasé la tronche du gentil clochard de La Belle Américaine s’il avait soutenu l’arbitre ; les crises savoureuses d’Albin, alias Zaza Napoli, hurlant sa détresse à l’oreille alerte du bienheureux Louis Martinet, avant de courir à sa perte, se croyant désiré par l’infâme Marcel Petiot ; le sombre docteur aurait été le pire des compagnons de cellule pour le condescendant Martinaud sous étude tyrannique du flic soupçonneux ; le curieux libraire Rondin des Gaspards aurait-il pu côtoyer l’amer Arnaud, n’aurait-il pas préféré se rapprocher de l’infréquentable Albert le Cagneux des Assassins et Voleurs ?
Ne pas répondre, surtout pas : la magie Serrault tient dans l’ambiguïté de ses interprétations, celle qui magnifie les œuvres et, souvent, explore nos perditions profondes et nos potentielles folies.