Mon rêve de Transsibérien est né de là. Je m'imaginais traversant des jours durant la grande Russie enneigée, les plaines de Sibérie, le froid, le lac Baïkal, la gare de Samara, partir à la découverte de l'âme russe et des terres à perte de vue de la Sibérie désertique à bord de ce train dont le nom même me transportait. J'entendais le bourdonnement de la locomotive et je m'imaginais l'ennui calme de ce voyage qui m'emmènerait de Moscou à Vladivostok. Je voyageais.
Je voyagerai. J'arpenterai un jour la Russie à bord du Transsibérien, seule.
Et puis je la voyais cette Jehanne chétive, les jambes fluettes recroquevillées contre son ventre creux, douce et légèrement folle, mutique et blottie contre le cœur du poète. Elle a dans mes pensées des airs d'un tableau d'Egon Schiele, au corps osseux et aux traits émaciés. Jehanne est triste, frêle, elle ne donne pas envie.
J'ai découvert ce texte au lycée et il m'a marqué comme un texte un peu fondateur, une de mes premières expériences fortes de lecture, une des premières fois où les mots retentissaient en moi.
Elle est foisonnante, elle est fracassante, elle est impulsive la poésie à demie automate de Cendrars et elle jaillit avec une brutalité essentielle qui contamine. J'étais emportée, et à le relire je le suis de nouveau.
Alors je traverse en pensées la Russie de Cendrars au son de toutes les horloges du monde entier qui résonnent dans la tête du poète.
J'étais triste comme un enfant
Les rythmes du train
La "moëlle chemin-de-fer" des psychiatres américains
Le bruit des portes, des voies, des essieux grinçant
sur les rails congelés
Le ferlin d'or de mon avenir
Mon browning, le piano et les jurons des joueurs de cartes
dans le compartiment d'à côté
L'épatante présence de Jeanne
L'homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement
dans le couloir et qui me regardait en passant
Froissis de femmes
Et le sifflement de la vapeur
Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
Les vitres sont givrées
Pas de nature !
Et derrière, les plaines sibériennes, le ciel bas et les grandes ombres
des Taciturnes qui montent et qui descendent
Je suis couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma vie
Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle écossais
Et l'Europe tout entière aperçue au coupe-vent
d'un express à toute vapeur
n'est pas plus riche que ma vie
Ma pauvre vie
Ce châle
Effiloché sur des coffres remplis d'or
avec lesquels je roule
Que je rêve
Que je fume
Et la seule flamme de l'univers
est une pauvre pensée...
Du fond de mon cœur des larmes me viennent
Si je pense, Amour, à ma maîtresse ;
Elle n'est qu'une enfant, que je trouvai ainsi
Pâle, immaculée, au fond d'un bordel.
Ce n'est qu'une enfant, blonde, rieuse et triste,
elle ne sourit pas et ne pleure jamais ;
mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire,
tremble un doux lys d'argent, la fleur du poète.
Elle est douce et muette, sans aucun reproche,
avec un long tressaillement à votre approche ;
mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête,
elle fait un pas, puis ferme les yeux
et fait un pas.
Car elle est mon amour, et les autres femmes
n'ont que des robes d'or sur de grands corps de flammes,
ma pauvre amie est si esseulée,
elle est toute nue, n'a pas de corps
elle est trop pauvre.
Elle n'est qu'une fleure candide, fluette,
la fleur du poète, un pauvre lys d'argent,
tout froid, tout seul, et déjà si fané
que les larmes me viennent si je pense à son cœur.
Et cette nuit est pareille à cent mille autres
quand un train file dans la nuit
- Les comètes tombent -
et que l'homme et la femme, même jeunes, s'amusent à faire l'amour. "