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"Jusqu'au bout des apparences" de Jacques Vallotton

Publié le 07 mai 2015 par Francisrichard @francisrichard
"Jusqu'au bout des apparences" de Jacques Vallotton

Le mot autofiction est un néologisme, formé de deux mots, l'un grec, l'autre latin. Il n'est donc pas étonnant qu'un livre de ce genre littéraire, apparu dans le langage il y a quelques décennies, soit de même une sorte de croisement, entre l'autobiographie et la fiction. Autobiographie, il racontera des événements personnels réellement survenus; fiction, il comportera des événements fictifs véritablement inventés.

Jusqu'au bout des apparences, le livre de Jacques Vallotton, est une autofiction proclamée, dont le sous-titre, résume l'intention: Un Adieu au Journalisme. Comme Jacques Vallotton est un journaliste retraité, le lecteur n'est pas trompé sur la marchandise. Sauf que le narrateur ne parle pas à la première personne mais à la troisième, ce qui donne d'emblée à son récit un ton un peu plus fictif que biographique.

Cet autre lui-même achève sa carrière, une belle nuit d'automne, par un flash dit à l'antenne de la radio publique qui l'emploie. Il est un peu plus de minuit. Se sentant plus léger, après ce dernier devoir accompli, il quitte la station et s'en va rejoindre sa femme qui se trouve déjà dans leur mayen du Valais, non sans après avoir pris au passage quelques effets et objets dans leur appartement de La Tour-de-Peilz.

Le jeune retraité convie le lecteur à l'accompagner dans son automobile, une Mégane break noir, pendant les 131 kilomètres de route qui séparent Lausanne de Saint-Luc, dans le Val d'Anniviers, où se situe ledit mayen. Pendant ce périple nocturne, qui semble se dérouler en temps réel, il lui dévoile quelques révélations et mystères qu'il avait gardées par devers lui, malgré lui, pendant des années:

" Vendre, faire de l'audience ou remplir le devoir d'information en respectant les règles déontologiques, cela a toujours été le dilemme du journaliste."

Chemin faisant, les lieux qui se trouvent à proximité des routes et autoroutes qu'il emprunte et les paysages qu'il connaît bien de jour, qui disparaissent dans la nuit et dont seules quelques lumières parsemées rappellent la présence, sont autant de stimuli qui font naître en lui des réminiscences de toutes sortes.

Associés à ces lieux et à ces paysages, il y a bien sûr des souvenirs d'épisodes politiques ou de faits divers, mais aussi des souvenirs d'artistes et d'écrivains qui y ont vécus, des souvenirs de vins et de mets qu'il y a dégustés, des souvenirs personnels et romantiques qui l'ont remué, des souvenirs de scènes de vie qui l'ont marqué:

" Quand il est entré dans le chalet, il s'est arrêté sur le seuil dans l'attente d'un acquiescement. Le fromager lui a fait signe de fermer la porte. Plus tard il apprendra qu'un coup de froid risque d'altérer le travail de la présure qui coagule le lait. D'un geste on lui désigne la table et le banc où s'asseoir. Quelques mots de présentation et il assiste à la naissance du fromage."

Maintenant " il se sent plus libre d'avoir une opinion et de pouvoir enfin la défendre en public". Et il ne se gêne plus pour dire, par exemple, qu'il est favorable à la fusion des communes (" Plus de solidarité passe par un rapprochement"), qu'il a des convictions européennes, qu'il regrette que le Parti radical ait abandonné ses préoccupations sociales et se soit converti au moins d'Etat des libéraux (" Moins d'Etat pour laisser le champ libre aux pouvoirs de l'argent et à la marchandisation de la société?").

Dans le même temps où il regrette cette dernière conversion, il n'a pas de mots assez durs pour fustiger le clientélisme, les connivences ou la corruption, qui pourtant n'existent que dans la mesure où existe un pouvoir qui ne s'occupe pas seulement de sécurité et de justice, mais se mêle de la vie personnelle des hommes et, donc, empiète allègrement sur leurs intérêts particuliers... Ce qui ne peut que provoquer des réactions et interventions en retour.

Des interrogations diverses, sans réponses définitives, tiennent éveiller le conducteur, telles que celle-ci: " La protection de la nature et de la biodiversité, c'est une politique respectable, mais quand elle se heurte à la présence de l'homme, elle soulève un problème fondamental: l'homme est-il une espèce nuisible dont il faut réduire le développement et l'impact sur terre? [...] Quelle prétention de la part de l'homme de vouloir influencer les lois universelles qui le dépassent tellement !"

Une personnalité le poursuit et son omniprésence le maintient en éveil pendant tout ce voyage jusqu'au bout des apparences. C'est un dénommé Jean-Eugène Desadrets, qui sous couvert de ce pseudonyme transparent - le double prénom et le nom sont assez évocateurs - désigne clairement feu un membre éminent du Parti radical, tour à tour syndic de Lausanne, conseiller national vaudois, conseiller d'Etat du canton de Vaud, conseiller fédéral et président de la Confédération...

Cette personnalité hors norme le poursuit parce que ce fut à la fois un politicien brillant, capable de retomber sur ses pieds ou d'esquiver les coups habilement quand il était pris à partie, et un homme impliqué dans un ténébreux fait divers où l'on retrouvait le trio classique du mari, de la femme et de l'amant. Ce fait divers ne sera jamais éclairci par les médias sous pression politique, se retranchant hypocritement derrière la protection de la sphère privée pour ne pas pousser très loin leurs investigations...

Pas un seul instant le lecteur ne s'ennuie au cours de ce voyage nocturne sur un itinéraire que le lecteur ne pourra plus suivre désormais dans l'ignorance. Car, au-delà des apparences, se profilent des réalités que le commun des mortels ne saurait voir si elles ne lui sont pas dévoilées par ceux qui savent.

En tous les cas, il n'est nul besoin de partager tous les goûts, les couleurs et les idées qu'y exprime Jacques Vallotton pour apprécier et lire ce livre, qui se termine avec cette mise des temps en perspective, incitation à l'humilité:

" Le soleil poursuit sa course. Un nouveau jour se lève sur le Val d'Anniviers. Vu du ciel, très haut au-dessus du tumulte, tout semble paisible, immuable comme le Rhône qui draine les eaux des Hautes Alpes vers la mer depuis des temps très reculés, bien avant l'apparition de l'homme dans la contrée."

Francis Richard

Jusqu'au bout des apparences, Jacques Vallotton, 304 pages, L'Aire


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