Mange ! Sale gamine !

Publié le 07 mai 2015 par Lana

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Je ne sais pas si on peut parler de témoignage sur l’anorexie, à propos de cette petite contribution personnelle relatant mon propre vécu : un épisode anorexique.

Toujours est-il que ce sont les conseils d’un « psychologue » qui motivent ma réponse, car il déclare, je cite :« Je m’autoriserai à dire à une anorexique ce que ses parents n’ont peut-être jamais osé lui dire : « Mange ! Sale gamine ! » Vous pouvez voir l’ensemble de son article en capture d’écran, puisque la page du site a été retirée entre temps, sans doute suite à une pétition :

Je me souviens de ce culte du repas en famille, de cette charge émotionnelle qui le motive et qui en découle aussi. L’importance donnée à l’acte de manger provient peut-être de plusieurs raisons, je ne sais trop, mais j’en ai noté quelques unes :

– Partager une nourriture alimentaire c’est aussi partager une nourriture sociale, en mangeant avec un groupe, ce que mange ce groupe, on y adhère, on incorpore plus que des aliments : sa façon de vivre aussi. Ne pas manger les mêmes aliments, ou refuser tout net de manger, cela peut renvoyer au groupe une image négative de sa façon de vivre. En s’excluant de la sorte de ce rite du partage, le groupe se sent rejeté, pas aimé, et il réagira de manière très irrationnelle et rigide contre celle ou celui qui refuse de partager le même pain. J’y vois, d’ailleurs, un rapport ancestral avec le mythe de la « sainte Cène »

– Par le passé, certains parents ont souffert du manque de nourriture quand ils étaient enfant durant la guerre. Refuser de profiter de ce dont ils ont manqué leur semble une être une aberration, une insulte à leur propre lutte pour la survie. Ne pas manger c’est risquer de mourir, au point que si un de leur enfant refuse un repas, ou un aliment, cela les renvoie à leurs anciennes angoisses et l’alarme « danger de mort » retentit dans leur tête. D’un seul plat refusé, ils en font tout un plat. Leurs peurs les rendent menaçants vis à vis de ces « sales gamins », et alors commence la série de gestes et propos violents : j’ai vu des parents forcer carrément la bouche de leur enfant avec la cuillère, malgré ses cris et ses pleurs, j’en connais qui étaient punis des heures à rester devant leur assiette jusqu’à ce qu’ils la vident, sans compter tout le chantage dont ils se retrouvent victimes : « si tu ne manges pas, tu seras privé de… »

– Ces générations ayant souffert de pénurie alimentaire ont sans doute fait perpétrer le message aux générations suivantes, car le forçage alimentaire des enfants récalcitrants est toujours de mise. C’est très angoissant pour eux. Ils espèrent évidemment que leur enfant devienne grand et fort, c’est assez normal. Ils redoutent plus que tout les conséquences des carences alimentaires. C’est terriblement anxiogène d’imaginer leur propre enfant, dont ils doivent prendre soin, devenir chétif, sous- alimenté, et voilà que le drrraaame survient : le bout de chou, entêté, serre les lèvres, dit « non »,  pour ne pas avaler le bout de viande au fond de l’assiette.

Je peux comprendre, par contre, ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est que ces angoisses passent par dessus le fait d’obliger quelqu’un à incorporer quelque chose qu’il refuse. Qu’elles soient plus fortes que les peurs de générer des traumatismes propices à des comportements alimentaires déséquilibrés dans le futur.

J’en avais parlé plus tard à mes parents. Ils s’extasiaient que mon enfant « n’avait aucun problème pour s’alimenter », contrairement à tant d’autres… Je leur expliquais que lorsqu’il refusait un aliment, cela ne m’angoissait pas outre mesure.

Je vivais pourtant dans la misère. Pouvoir acheter de quoi manger était un grand souci à cette époque, et mes priorités étaient que mon enfant ne manque de rien. Mais jamais au grand jamais je n’aurais pour ces raisons accepté de perpétrer les manies familiales : l’obliger à manger c’est un manque basique de respect.

Autant que possible je lui proposais des produits variés, qu’il avait le droit de refuser s’il y avait goûté avant. Il était autorisé à manger ce qu’il aimait, et ce qu’il aimait étant varié, ses repas étaient au final, toujours équilibrés.

S’il arrivait qu’il refuse catégoriquement de manger, je lui demandais de sortir de table : il changeait de comportement immédiatement et partageait le repas avec nous, en toute convivialité.

Il avait déjà expérimenté le « sautage de repas » et n’aimait pas cela. Quand il avait sauté ce repas, je n’en avais ressenti aucune crainte, je savais qu’il se rattraperait au suivant. Si j’avais montré quelque inquiétude, il aurait été assez finaud pour le sentir et l’utiliser comme moyen de chantage.

De ce fait, lorsque je l’invitais à sortir de table, il restait, et puis, il mangeait comme tout le monde.

Je me souviens aussi de la fois où il refusait de goûter aux épinards. D’habitude il acceptait de tester  ce que je lui proposais, mais pour les épinards, j’ai du beaucoup insister pour qu’il en prenne juste une bouchée. Quelques minutes après j’ai remarqué qu’autour de sa bouche, où il restait une trace d’épinard, sa peau devenait rouge vif. Peut-être une allergie ? J’aurais du le laisser ne pas y goûter.

En tous les cas, dans la mesure de mes moyens, et du respect de l’équilibre nutritionnel, je m’accordais le droit de ne manger que ce que j’aimais, pourquoi le refuser à son enfant ?

Qu’il n’aime pas ce qu’on aime n’est PAS un manque d’amour de sa part à notre égard.

J’expliquais à mes parents que si j’avais agi ainsi avec mon enfant, c’est parce que j’avais souffert de toutes les fois où ils m’avaient forcée à manger.

« Forcée ! Vous vous rendez compte ? »

Ils se sont excusés.

Adolescente, j’avais fait ce qu’on pourrait appeler une mauvaise rencontre durant des vacances. Une famille suisse « bien comme il faut » campait à côté de la notre, ils étaient évangélistes chrétiens. L’un des fils m’a fait croire qu’il était amoureux de moi, dans le but de me convertir à sa religion. Il s’en est excusé, mot pour mot, en ces termes, quelques années plus tard. Mais à l’époque j’avais 16 ans, j’étais naïve, il m’était inconcevable qu’on puisse vouloir manipuler par les sentiments, quelqu’un, pour atteindre des objectifs autres, et pire encore, au nom d’un Jésus-qui-t’aimes-Jésus-peut-te-sauver-Jésus-est-amour ». Mais je n’avais pas les mots pour définir l’arnaque dont je fus victime, c’était lui qui était venu me chercher : je n’avais rien demandé.

Sans savoir pourquoi, sans même être consciente de cette petite trahison, j’ai perdu le goût de manger, cela s’est fait en douceur, mois après mois, années après années, jusqu’à ce que je devienne squelettique. A 20 ans j’étais un tas d’os sur pattes quand je regarde les photos, et pourtant on avait beau me dire « que tu es maigre ! », je n’en croyais rien. Je fuyais les repas, qui étaient surtout le théâtre de règlements de compte en famille = double écoeurement. Manger le minimum vital ne me fatiguait pas outre mesure, j’étais comme une pile électrique toujours en mouvement et souffrais surtout des inquiétudes de ma famille. L’idée même de manger me serrait le ventre.

Cela n’a pas duré au point d’être en danger. C’est au détour d’une conversation avec ma gynécologue qu’un déclic s’est produit. Elle a dit un truc du genre : « Mais vous en avez bien souffert, de cette déception sentimentale… » de manière anodine, comme si c’était une évidence.

Je l’ai regardée, frappée par ses propos, les yeux grands ouverts.

Je tournais en boucle dans ma tête, les heures suivantes « déception sentimentale ». C’était ça ! Tout ça pour ça ! Je n’avais plus goût à la vie à cause d’une déception sentimentale !???

Quoiqu’il en soit, j’ai décidé à ce moment là de lutter contre mon dégoût de la nourriture, et j’y suis parvenue, tout d’abord, en mangeant seule, comme si de rien n’était, en mangeant sans penser au fait que je mangeais, en mangeant en même temps que je faisais une activité autre, et agréable.

Dix ans plus tard j’arrivais à accepter des repas de groupes, mastiquant longuement, où bien animant tant et si bien les repas qu’on remarquait à peine que j’en oubliais de manger.

Les amoureux qui m’invitaient au restaurant ne savaient pas que si je déclinais cette si jolie invitation, c’était pour éviter la corvée de passage obligé au partage de la tablée.

Maintenant, pour les repas de groupes incontournables, je ne décline plus l’invitation, et j’arrive même à faire comme tout le monde, et même, à y prendre goût.

En bref, j’ai eu la chance de ne pas tomber sur un spécialiste qui m’aurait dit « Mange ! Sale gamine ! »

Florence


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