« Donc je travaille - appelons ça travailler - de mes mains, et certains me considèrent comme un homme vulgaire, quoique à vrai dire bien peu de gens sachent ce qu'est réellement la vulgarité. Quant à ceux qui ont l'air d'avoir de la classe, qu'on les regarde donc d'un peu plus près. »
L'homme de Kiev plonge la lectrice (ou le lecteur...) dans la Russie tsarine, quelques années avant la révolution de février. Malgré quelques timides réformes destinées à renforcer la stabilité du pouvoir et à calmer les esprits, les juifs russes subissent toujours un apartheid moyenâgeux, n'ayant ni liberté de circuler ou de vivre là où le désirent, ni véritable citoyenneté, tant l'antisémitisme sévit dans la loi et dans toutes les strates sociales. Les pogroms sont même légions et leurs auteurs impunis.
« Je t'ai dit quels désirs : un estomac plein de temps à autre, un métier qui rapporte des roubles et pas des nouilles, un peu d'instruction si possible, et je ne pense pas aux ouvriers qui étudient la Torah après leur journée de travail. Ça, j'en ai eu ma part. Ce que je veux savoir, c'est ce qui se passe dans le monde. »
C'est dans ce contexte que la vie de Yakov, juif incroyant russe, réparateur sans véritable qualification et philosophe autodidacte, prend un tour tragique après le départ de sa femme quand il quitte son ghetto pour échapper à la misère. Au terme d'un voyage épouvantable en plein hiver, la chance semble lui sourire à Kiev quand un riche entrepreneur russe lui offre le gîte et un travail stable correctement rémunéré...
« Il demeurait prisonnier de sa cellule et même de sa mémoire, car tout ce qui lui était arrivé au cours d'une vie, qui à certains moments avait pu sembler relever de son libre arbitre paraissait à présent n'avoir eu pour fin que de le mener à cette incarcération. »
Mais, quelques mois plus tard, Yakov est accusé de l'assassinat sauvage d'un enfant du voisinage. Même si les preuves de sa culpabilité ne sont pas scientifiquement établies, d'autres éléments qui reposent à la fois sur des lois sociales et sur des légendes séculaires fantasmatiques, suffisent à l'entraîner inexorablement dans les rouages d'une (in)justice kafkaïenne.
« Où est la sagesse ? Où est la justice ? Que dit Spinoza ? Que le propre de l'Etat est d'assurer la paix et la sécurité de chacun pour lui permettre d'accomplir son labeur quotidien : de l'aider à surmonter, au cours de sa brève existence, vicissitudes, maladies et angoisses. »
Incarcéré dans des conditions dantesques, accusé, interrogé, frappé et humilié quotidiennement, seul et impuissant face à la toute puissance de l'Etat russe qui tient-là un coupable idéal, seuls quelques justes russes feront preuve d'humanité en lui apportant un soutien morale ou une aide matérielle qui leurs seront, d'ailleurs, fatals.
« Une chose que j'aurai apprise, songea-t-il, c'est que personne ne peut se permettre d'être apolitique, c'est clair. On ne peut rester assis à se laisser tranquillement détruire. Puis il pensa : là où l'on ne se bat pas pour la liberté, elle n'existe pas. Que dit Spinoza ? Si l'Etat agit d'une façon que la nature humaine réprouve, le moindre mal est de le détruire. Mort aux antisémites ! Vive la révolution ! Vive la liberté ! »
L'homme de Kiev est un récit haletant et fascinant. Bernard Malamud décrit la descente aux enfers et les états d'âme d'un homme innocent, condamné avant d'être jugé, qui incarne une communauté en butte à toutes les injustices. Un grand roman.