Lire dans les pensées des enfants

Par Clementinebeauvais @blueclementine
Quand j’étais petite, j’étais convaincue que ma mère pouvait lire dans mes pensées. C’était une conviction un peu étrange, parce que je savais qu’en théorie ce n’était pas possible, et pourtant c’était un fait empiriquement prouvé. Elle savait toujours quand je mentais, quand je n’étais pas vraiment malade, quand j’avais en effet sommeil, quand je mangeais par gourmandise et non pas parce que j’avais faim, etc.
Ses dons de télépathie étaient absolument flippants. Par exemple, une fois, je devais avoir 7 ou 8 ans et je revenais d’une semaine passée avec ma tante, qui venait d’adopter un petit chaton. J’adorais les chats, et j’avais donc passé toute la semaine à jouer avec le chaton, dont je savais très bien qu’elle grandirait très vite et qu’elle serait la prochaine fois un grand chat qui peut-être - horreur - m’aurait oubliée.

ma vision des chatons à l'époque

J’étais donc écrasée de tristesse en rentrant chez mes parents. Ma tante m’avait déposée en bas de l’immeuble; à peine lui avais-je dit au revoir que j’avais éclaté en sanglots. Comme j’étais non seulement une chochotte mais aussi extrêmement orgueilleuse, je ne voulais pas que mes parents sachent que je pleurais à cause du chaton. Donc, en arrivant en haut de l’immeuble, j’avais prétendu que je devais mes flots de larmes à une chute dans les escaliers. Ma mère m’avait consolée comme il se doit:
“Pauvre choupette! Tu t’es fait mal?” (bisous, câlins, etc)
[moi: oui, horrible, je souffre le martyre, etc]
La télépathe: “Mais c’est aussi que le petit chat va te manquer, hein?”
Complètement abasourdie par cette lecture éhontée de mes pensées les plus intimes et, me semblait-il, les plus honteuses, j’avais ajouté cette anecdote au flot de micro-confirmations que ma mère était en effet capable de voir dans ma tête.
Une autre fois, en vacances à la montagne, j’étais allée me promener avec mon oncle. Soudain, un petit chien - minuscule - s’était mis à me courser en jappant comme un imbécile. A l’époque je détestais les chiens autant que j’adorais les chats, et j’avais eu très peur. Mon oncle avait raconté l’épisode (sans se moquer de moi) le soir au diner.

ma vision des chiens à l'époque


La nuit suivante, j’avais fait un cauchemar: le petit chien minuscule revenait me poursuivre avec ses jappements horribles. Etant, comme précisé plus haut, extrêmement chochotte, je m’étais levée pour aller squatter le lit de ma mère en geignant que j’avais fait un cauchemar.
“Pauvre choupette! [j’étais souvent une pauvre choupette] Et c’était quoi ce vilain cauchemar?”
Etant, comme précisé plus haut, extrêmement orgueilleuse, il était hors de question de raconter que j’avais rêvé être coursée par un tout petit chien. Donc j’avais un peu embelli la, heu, réalité onirique: “J’ai rêvé que j’étais poursuivie par un énorme chien!”
Et là ma mère m’avait clouée sur place en disant: “Mais enfin, ma puce, c’était un tout petit chien!”
Evidemment, j’ai compris plus tard qu’elle faisait référence à l’épisode de la veille - mais pour moi à l’époque, elle faisait référence à mon cauchemar même, auquel elle avait clairement assisté directement dans mon cerveau.
Comme j’étais sûre/pas sûre que ma mère était capable de lire dans mes pensées, j’avais élaboré une sorte de pratique superstitieuse bizarre de défense psychique. Dans mon imagination, ma mère pouvait seulement déployer ses dons de surveillance télépathe foucaldienne si on touchait la même ‘surface’. Donc par exemple, si on était assises à table et qu’on touchait toutes les deux la table, elle pouvait lire dans mes pensées. Mais si j’enlevais mes coudes de la table, bim! dégoûtée la mère, plus d’accès à mon cerveau (le sol ne comptait pas comme ‘surface’).
Il y avait des zones d’ombre: pouvait-elle lire dans mes pensées dans la voiture? Dans un avion? Sur des sièges de cinéma, où chaque siège est distinct mais relié? J’étais sûre/ pas sûre que oui.
Avec le temps, j’ai arrêté de croire/ pas croire à ce fait indubitable, mais une fois, quand j’avais treize ans, alors que je faisais tranquillement un truc dans la cuisine en sifflotant, ma mère m’a dit: “Qu’est-ce qu’il y a, t’es amoureuse?”
J’étais évidemment amoureuse, étant donné que j’avais treize ans, mais cette fois-ci c’était le Vrai Amour Réel, un amour total, impérissable et pour la vie, dont le sublime objet était un garçon dont j’avais gravé le prénom sur ma règle avec mon compas. (Malheureusement le mec en question ne connut jamais mon prénom à moi, vu que je me cachais sous un rideau de cheveux en rougissant comme un poivron à chaque fois qu’il s’agissait de traverser un couloir dans lequel il rigolait avec ses potes.)

ma vie telle qu'elle n'était pas

Bref, là j’avais eu un moment de WTF Mé KOMAN ELLE LE SAIT et une réactivation brutale de la superstition enfantine.
Comme, donc, bis repetita, j’étais très orgueilleuse, j’étais partie en marmonnant que n’importe quoi d’abord.
Maintenant que je suis très grande, les dons de télépathie de ma mère n’ont pas faibli mais j’ai une approche un peu plus rationnelle du phénomène. Et en attendant, j’ai développé moi-même une certaine capacité à lire dans les pensées des enfants. Comme beaucoup d’auteurs jeunesse ou de profs peut-être, on voit tellement d’enfants qu’on finit par cerner assez bien lesquels pensent quoi à quel moment.
Quand il y a des timides au fond de la classe dont tu vois qu’ils meurent d’envie de poser une question, en fin d’heure, tu leur dis d’un ton dégagé, “Et toi, tu n’aurais pas quelque chose à dire?” et là on reconnaît sur leur visage la même expression perplexe qui était la mienne à l’époque: “Mais comment elle le sait?”
A Noël dernier, ma petite filleule de quatre ans et demi nous faisait le coup de pleurnicher pour je ne sais plus quelle excuse bidon alors qu’il était très clair qu’elle était juste triste de devoir partir de la maison familiale après les fêtes et de quitter cousins, cousines, parrain, marraine, grands-parents et oncles et tantes. J’étais très tentée de lui dire “C’est surtout que tu es triste de partir, non?”
Mais finalement ça ne me regarde pas, car même si c’est évident, ça reste son choix de ne pas nous dire ça et de nous faire croire que c’est autre chose.
Hier mon confrère Antoine Dole a publié sur son mur Facebook une lettre qui lui a été envoyée par des jeunes ados, adressée aux ‘auteurs jeunesse’ en général. Je ne vais pas la reproduire ici car il ne l’a pas rendue publique, mais c’est une lettre assez touchante où les élèves remercient les ‘auteurs jeunesse’ de verbaliser leurs angoisses, leurs désirs etc.
Mais jusqu’où? J’ai eu récemment une expérience un peu chaotique où j’ai dû déchiffrer (avec l’aide et le soutien de mes potes auteur/es et bibliothécaires, merci!) les intentions d’un ado. Est-ce qu’il me lançait un appel à l’aide, ou pas? Qu’est-ce qui se passait véritablement dans sa tête? Notre conclusion, peut-être erronnée, a été que l’ado n’aurait pas bien accueilli une ‘verbalisation’, ou une clarification, une extrapolation par l’adulte de ce qui se passe - peut-être - dans sa tête.
J’ai toujours du mal avec ces bouquins de self-help de parenting américains où il faut toujours essayer de reformuler pour le gamin ce qui lui est censé lui arriver, essayer de deviner, de comprendre et de verbaliser. C'est parce qu'évidemment, ce n'est pas toujours facile. On fait grand cas de la difficulté à savoir ce que les enfants ressentent.
Il y a un passage génial de Colette dans La maison de Claudine, où elle est angoissée parce que sa fille coud, et quand elle coud, ‘Elle se tait, elle… Ecrivons donc le mot qui me fait peur: elle pense.’ … ‘Elle pense “à gros bouillons”’. Les adultes ont peur quand il y a de la friture sur la ligne télépathique.
Mais il me semble que le problème n’est pas toujours que la psychologie de l’enfant est parfois opaque; le problème est aussi qu’elle est souvent transparente. Et ce n’est pas parce qu’on peut lire dans ses pensées qu’on doit forcément le faire.