Note : 4,5/5
Quel est le rôle d’une œuvre si ce n’est d’éveiller notre conscience et de prolonger la réflexion avec notre moi intérieur ?
Le premier long-métrage d’Alain Choquart nous conduit dans les confins des sentiments douloureux de la condition humaine. L’histoire se situe dans une Afrique du Sud qui tente de se reconstruire après son violent passé. Les hommes sont divisés, séparés. L’étymologie du mot “apartheid“ prend tout son sens : “mis à part“. C’est dans ce climat pesant que ces hommes et femmes rayonnent dans la confrontation quotidienne de leurs souffrances.
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Cette souffrance, ils en partagent une partie : un drame non résolu ayant causé la mort de plusieurs civils et dont les corps n’ont jamais été retrouvés. Parmi les victimes, la femme de Samuel, un fermier sans le sou vivant avec son jeune fils Waldo, ainsi que la mère de Mattis et le fils bègue de Henri, un médecin de la mission française aujourd’hui malade et alité. Il y a aussi la mère d’Estelle, une nurse noire qui se prostitue quand les dernières lueurs du jour sombrent dans la pénombre.
Angus, un propriétaire terrien issu des “Boers“ (pionniers blancs d’Afrique du Sud originaires des Pays-Bas) a sa part de culpabilité dans cette tragédie. Sa femme Olive, délaissée, tente de percer la vérité sur le lourd secret ancré dans toute cette communauté métissée. Elle apporte un regard tendre sur l’ensemble des protagonistes et joue avec finesse et douceur son rôle de catalyseur.
Le paysage idyllique des montagnes du Drakensberg regorge de verdures étonnantes rappelant l’importance du “Dieu créateur“ ou plutôt de la “Mère nature“ dans ce pays où la foi est un héritage culturel. La phrase prononcée dans le film comme un mantra par Waldo résume bien la pensée collective : “Dieu tout puissant, toi qui donnes la vie et la mort “. On prie pour faire pousser les rosiers, comme pour faire mourir un chien dans son sommeil.
De nombreux personnages secondaires viennent étoffer les descriptions psychologiques de ces hommes, incapables de communiquer, emmitouflés dans le silence et les non-dits.
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Alain Choquart n’émet aucun jugement de valeur sur ses personnages, il se contente de les aimer. Il parvient avec brio à dépeindre en chacun d’eux le tiraillement des sentiments de l’homme, confronté à une période sombre de l’histoire.
Sa direction de comédiens est subtile. Il parvient dans des scènes silencieuses à décrire la fragilité interne, provoquée par une économie de dialogues. La mise en scène est fragmentée, l’ellipse étant un élément fondateur du scénario. Les dialogues sont épurés, simplifiant la compréhension des enjeux émotionnels.
La musique du compositeur suédois Peter Von Poehl est un personnage à part entière. Elle accompagne ses héroïnes avec une mélodie musicale, enrichie d’un nouvel instrument à chaque reprise du thème. Cette “liaison musicale“ affirme leur appartenance à une communauté.
Le film prend une nouvelle forme lorsque l’écran se noircit. Il s’immisce dans nos pensées, pour nous accompagner durablement et en profondeur.
Ladygrey est un premier film mûrement réfléchi par un chevronné du cinéma. Après une longue carrière de chef opérateur, Alain Choquart s’impose à juste titre comme un cinéaste prometteur. Son long-métrage est ancré en son temps et joue pourtant le rôle de précurseur dans un cinéma français trop frileux pour le distribuer honorablement. Malgré son casting international et l’obtention d’une Mention Spéciale du jury au grand prix Sopadin pour le meilleur scénariste, le film ne sortira que dans une vingtaine de salles en France.
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Ce film poétique nous emmène dans un voyage intérieur tel l’aigle pécheur de Mattis, planant au-dessus des hommes. Le réalisateur a ouvert la porte à de nouvelles possibilités, mêlant la littérature au cinéma, démontrant que ces deux arts se complètent avec saveur. La grandeur d’une œuvre se savoure avec recul et dans la durée.
Mathieu Cayrou
Film en salles le 06 mai 2015